no 6/ Par-delà (?) la « race »

Dans des contextes et à destination d’auditoires relativement hétérogènes, les deux dernières semaines m’ont offert l’occasion de prononcer quatre conférences (liens à venir) touchant à des notions ou des approches philosophiques susceptibles de nous éclairer sur ce monstre qui, bien qu’il n’ait évidemment jamais disparu, tend à se banaliser à des niveaux inquiétants : le racisme.

Je partage ici la bibliographie des sources que j’y ai évoquées ou qui m’ont permis de préparer ces présentations. Si le texte est en accès libre, un lien vous achemine vers lui ; sinon, vers une recension, une vidéo, un podcast, etc.

Bibliographie

Berenstain, Nora (novembre 2016), « Epistemic Exploitation », Ergo, an Open Access Journal of Philosophy, vol. 3, n°20170208

Bessone, Magali (2013). Sans distinction de race? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques. Paris: Vrin.

Bessone, Magali et Sabbagh, D. (dir.). (2015). Race, racisme, discriminations. Anthologie de textes fondamentaux. Paris: Hermann éditeur.

Déclarations d’experts sur les questions de race, « Question des races » (20 juill. 1950), UNESCO/SS/1

Diagne, Souleymane Bachir (2016), « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre », Présence africaine (1), 11-19.

Diagne, Souleymane Bachir et Jean-Loup Amselle (2018), En quête d’Afrique(s), chapitre « De quelques questions contemporaines », pp.209-304.

Diagne, Souleymane Bachir. (2017). « Pour un universel vraiment universel », dans A. Mbembe & F. Sarr (Eds.), Écrire l’Afrique-Monde (pp. 71-78). Dakar: Jimsann, Philippe Rey.

Dotson, Kristie (avril 2014), « Conceptualizing Epistemic Oppression », Social Epistemology, vol. 28, n°2, p. 115-138.

Du Bois, W. E. B. (1900), « Address to the Nations of the World »,  Foner  (1970), 124-127.

Du Bois, W. E. B. (1903). Souls of Black Folk. New York: Dover Publications.

Du Bois, W. E. B. (2006). The Conservation of Races (1897). [La préservation des races (1897)]. Raisons politiques, 21(1), 117-130.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticite africaine et philosophie. Paris: Presence Africaine.

Fricker, Miranda (2007). Epistemic Injustice : Power And The Ethics Of Knowing. Oxford; New York: Oxford University Press.

Glissant, Édouard (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

Guillaumin, Colette (1972), L’idéologie raciste, Paris: Gallimard.

Mbembe, Achille (2000), « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 77(1), 16-43.

Mbembe, Achille (2016), Politiques de l’inimité, La Découverte.

Mbembe, Achille et Sarr, Felwine (dir.) (2017). Écrire l’Afrique-Monde. Dakar et St-Louis-du-Sénégal: Philippe Rey / Jimsaan.

Medina, José (2012), The Epistemology of Resistance, Oxford, Oxford University Press.

Mills, Charles W. (2007), « White Ignorance » dans S. Sullivan et N. Tuana (dir.), Race and epistemologies of ignorance (pp. 11-38). Albany: State University of New York Press.

Mills, C. W. (1997). The Racial Contract. Ithaca: Cornell University Press.

Mudimbe, V. Y. (1988). The Invention Of Africa: Gnosis, Philosophy, And The Order Of Knowledge. Bloominton, Ind.: Indiana University Press.

Mudimbe, V. Y. (1994). The idea of Africa. Bloomington: Indiana Univ. Press (en google book, une recension)

Sarr, Felwine (2017), Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, collection Cadastres.

no 3/ Toubab et philosophe africaine?

moi 1986Il m’arrive souvent qu’on me regarde avec curiosité, qu’on s’étonne voire qu’on s’indigne de découvrir que je sois « blanche » alors que mes intérêts tournent autour de l’Afrique depuis que j’ai commencé mes recherches de maîtrise, aux alentours de 2006, dont a résulté un mémoire : L’incidence de l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un contexte néo-patrimonial : le cas du Sénégal (ici). À l’époque, c’est une inclinaison très personnelle qui m’avait poussée à choisir mon sujet de recherche et, plus précisément, le pays que j’allais examiner: j’ai passé en effet quelques années d’enfance déterminantes à Dakar dans les années 1980.

Né au pays du Levant sous protectorat français, mon père s’est établi au Québec à la fin des années 1960, quelques années après le décès du sien, survenu au moment d’embarquer dans l’avion qui l’amènerait au Congo pour fonder sa clinique médicale. Porté par une conjoncture politique et religieuse née de l’impérialisme, mon grand-père posait sans le savoir les prémisses d’une lignée familiale, son fils mon père réalisant toute sa carrière en Afrique francophone où j’ai été amenée à le rejoindre au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Je suis aujourd’hui mariée à un Congolais. Autant dire que le continent, ses littératures, ses cultures, mais aussi les mythes qui planent sur lui et que continue d’alimenter la « bibliothèque coloniale » (V.Y. Mudimbe) ont toujours fait partie de ma vie.

Comme être « noir.e », être « blanc.he » est le fruit d’un rapport social. Je suis « blanche » parce que l’histoire qui m’a précédée est celle de l’hégémonie d’une domination raciale blanche dont les tentacules se sont étendues sur l’ensemble du globe et continuent de se pratiquer sous d’autres formes aujourd’hui. Du fait de mon appartenance visible à ce groupe, certains privilèges me sont arbitrairement concédés au quotidien et au sein des institutions.

Cette domination raciale pluriséculaire a fait le monde occidental tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses avantages comparatifs en matière d’industrialisation, de militarisation, ses pouvoirs hégémoniques sur la scène internationale – bref, son racisme structurel. Cette domination a aussi légué une histoire intellectuelle et des postulats normatifs, progressivement canonisés (particulièrement en philosophie), y compris hors d’Occident. Sur eux, se déploient des efforts de décolonisation épistémique depuis au moins l’époque des Indépendances, n’en déplaise à ceux qui voient sur cet enjeu un effet de mode académique récent. À l’issue de débats ayant eu cours sur plusieurs décennies, sur la question de la « race » (et de toutes les appartenances premières en général) la philosophie africaine contemporaine se positionne en porte-à-faux des postures défendues dans le monde atlantique : elle cherche de toutes ses forces à quitter le paradigme de l’identité (raciale, noire, de l' »authentiticité », de l' »africanité », etc.).

C’est sur cet arrière-fond de débats que, lors de ma soutenance de thèse, la première parole de mon examinateur externe a consisté à me souhaiter la bienvenue au sein de la « communauté des philosophes africain.e.s ». Le choix des mots n’était pas gratuit : je n’étais pas accueillie comme spécialiste de la philosophie africaine, mais comme philosophe africaine. Dans un contexte intellectuel où les débats sur la question noire sont largement dominés par les black studies états-uniennes, j’ai voulu explorer dans un texte intitulé « Être ou passer pour Blanche et philosopher avec l’Afrique«  (ici) les complexités que mettait à nu ma positionnalité singulière, de femme universitaire (qui passe pour) blanche et philosophe avec l’Afrique des continentaux, depuis cet autre continent (américain) de la violence raciale par excellence…  En fin d’article, on peut trouver une liste de ressources pédagogiques utiles, que j’actualiserai prochainement sur ce blogue.  Le texte est paru dans un dossier « Blanc.he.s comme neige? » initié avec l’anthropologue Marie Meudec et publié en 2017 dans la revue québécoise Raisons sociales.

* « Toubab » est un terme communément employé en Afrique de l’ouest pour désigner un.e Blanc.he.

no 1/ Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique

keep calm

« J’aurai au moins un livre », me suis-je souvent répétée pendant ma rédaction de thèse. J’y consacrerai un jour un billet, j’ai entamé mon doctorat dans des conditions kafkaïennes et je l’ai portée à bout de bras, durant les trois premières années au moins, avec l’énergie du désespoir (pour des raisons objectivement désespérantes). Ce n’est pas par coquetterie que je termine mes remerciements par cette phrase: (…) mes pensées vont à ceux qui, sur la route, ont cru bon me signaler leur dédain vis-à-vis de mon projet de recherche avec une telle vigueur qu’il ne pouvait qu’être suspect: je leur dois la féroce détermination à poursuivre philosophiquement des convictions profondes… » S’ils venaient à passer par là, ils se reconnaîtraient.

Finalement, ma thèse « Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique. Une utopie postcoloniale », a non seulement été soutenue en avril 2018 à l’Université de Montréal, elle m’a aussi été accordée avec mention exceptionnelle (examinateur externe: Souleymane Bachir Diagne). Je travaille actuellement à faire de ce manuscrit le fameux livre qui m’a tenu motivée pendant ces dix dernières années. Ceux qui ne pourront ou ne voudront pas se procurer l’ouvrage, dont le titre provisoire est Penser métisse. Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique, pourront donc évidemment en retrouver les idées principales dans ma thèse que je réorganiserai autrement, en plus d’approfondir certains arguments.

Le document de thèse est accessible ici : Abadie_Delphine_2018_these

J’en parle aussi extensivement dans cette entrevue avec l’Institut Thinking Africa.

Ici, le résumé de la thèse :

Cette thèse s’intéresse aux motifs, aux conditions et aux méthodes à emprunter pour une décolonisation/reconstruction de la discipline de la philosophie à partir du point de vue qu’inspire la prise en compte de la philosophie africaine et des concepts que sont la « race » et l’« Afrique ». La décolonisation de la philosophie n’est pas synonyme d’une simple inclusion, au sein d’un cœur déjà constitué de « la » philosophie, de perspectives épistémiques historiquement marginalisées même si leur enseignement est, bien entendu, une de ses exigences. En effet, la production philosophique en Afrique témoigne d’elle-même de la profondeur du double discours que la tradition philosophique en Occident a développé sur plusieurs siècles eu égard à ceux et celles qu’elle se représente sous le signe de l’altérité radicale. De bout en bout, l’historiographie de la pensée critique africaine s’efforce de surmonter les obstacles sisyphéens auxquels sont, depuis les lendemains des Indépendances jusqu’à aujourd’hui, confrontés les intellectuels du continent pour s’émanciper des injonctions aliénantes imposées par la raison coloniale. En ce sens, le constat de l’existence et l’aveu du caractère racinaire de l’offense infligée par cette « bibliothèque coloniale » doit aussi obligatoirement mener la philosophie à l’auto-examen critique, la déconstruction de ses présupposés et la remise en cause de son canon.

Cette entreprise de déconstruction radicale exige, en particulier, de prendre au sérieux le racisme de certains auteurs du canon (Kant et Hegel sont ici examinés) afin d’élucider la fonction normative qu’occupe, dans leurs systématisations théoriques, le concept de « race » et ses effets sur les interprétations classiques que nous avons de l’égalitarisme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la liberté, l’auto-détermination, etc. L’analyse approfondie de la place des catégories raciales dans l’histoire de la pensée moderne occidentale mène à la conclusion univoque de sa centralité dans le postulat progressiste des Lumières.

Quoique leur pouvoir invasif ait été vastement exploré par les philosophes du continent, alors que s’institutionnalise progressivement le champ de la philosophie africaine, les indices par lesquels sont évalués les discours candidats à son appartenance continuent d’excommunier certains types de savoirs plus que les autres. La réflexion théorique féministe, notamment, est confrontée à ce déni de pertinence tandis que les propositions les plus en vue (c’est-à-dire, les mieux diffusées dans la recherche féministe transnationale, souvent produite dans les institutions académiques du Nord) recourent à des sur-simplifications que les continentales ont condamnées comme dangereuses pour leurs intérêts objectifs. Leurs contestations réitèrent les risques reliés à la romantisation de la puissance émancipatrice de la « tradition » per se. En ce sens, s’il n’est certainement pas interdit de réfléchir au potentiel critique lové dans les cultures ancestrales africaines, les études sur le genre, le mouvement féministe en Afrique et les philosophes s’insurgent à l’unisson contre la tentation de décoloniser la philosophie par le seul recours, sans autres formes de procès, aux « épistémologies indigènes ». Ce n’est pas sans précautions, en effet, que les intellectuel.le.s abordent les traditions, présumées imperméables au temps : plusieurs sont vécues par les Africains d’aujourd’hui (encore plus par les Africaines) comme des conservatismes réfractaires à toute critique, c’est-à-dire à la philosophie. Cela n’empêche pas que plusieurs philosophes s’y intéressent à certaines conditions, ouvrant ainsi de nouveaux horizons théoriques.

Que ce soit en pensée féministe, dé/postcoloniale ou en philosophie africaine, la considération des débats intime à rejeter la prétention de la philosophie orthodoxe à parler « depuis nulle part » et à reconnaître le caractère nécessairement situé de toute réflexion, fusse-t-elle normative. La Modernité philosophique a érigé son regard singulier au rang de catégorie référentielle pour le reste du monde, en lui ordonnant de s’y soumettre. Si cet universel surplombant est condamné à nullité par les perspectives qu’il a asservies, la déconstruction de ses fondements ne censure pas pour autant la possibilité d’un autre universel. Les philosophes africains sont particulièrement soucieux de penser leur condition historique en même temps que celle qui fait d’eux des agents du monde. En se faisant rencontrer les contributions afro-descendantes et africaines, l’analyse sociale et théorique du panafricanisme est capable de témoigner, simultanément, de l’irréductibilité d’ancrages historiques faussement présentés comme unitaires et de la possibilité, malgré tout, d’un mouvement commun vers l’universel.

En somme, depuis l’Afrique, la décolonisation épistémique ne vise pas la reconnaissance d’une série de sous-champs disciplinaires classifiés par aire culturelle, mais la reconstruction « par le bas » d’une seule pratique vocationnelle de la philosophie. Ce n’est qu’en analysant les Lumières dans leur  contexte d’émergence (l’impérialisme colonial) qu’on comprend que les idéaux de liberté, égalité, citoyenneté, cosmopolitisme, etc. ont été conçus, dès le départ, dans la ségrégation imposée par la ligne de couleur. Inversement, la Révolution haïtienne, les Conférences panafricaines ou la Conférence de Bandung nous permettent de comprendre que les vrais responsables de l’universalisation de l’universel sont ceux que la Modernité a exclus en amont…