no 8/ Guide de survie de la recherche sans accès institutionnel (partie 2/2)

On l’aura compris à ce stade (la première partie de ce billet est ici), l’argent est bien entendu le nerf de la guerre dans l’université mondialisée, en particulier celui investi dans la recherche. Lorsqu’on est membre (étudiant.e.s, professeur.e.s, employé.e.s, etc.) d’une université prestigieuse, on a accès à une série d’outils dont les frais ont été défrayés par l’institution, dont des moteurs de recherche performants, des bases de données presque exhaustives, des formations à la recherche, des prêts entre bibliothèques, etc. grâce auxquels on peut accéder presque instantanément aux articles convoités.

Il m’arrive souvent de recevoir des messages d’étudiant.e.s inscrit.e.s dans des universités en difficulté me demandant de la littérature pour leur sujet de recherche en philosophie africaine. Si je peux certes en partager, il m’a semblé au bout d’un moment que la meilleure manière d’accompagner ces étudiant.e.s de cycle supérieur était non pas de les fournir en documentation mais de les aider à devenir des chercheur.e.s : or on ne devient chercheur.e qu’en cherchant…

Il existe des moteurs de recherche beaucoup plus efficaces que ceux que je présente ici, mais lorsqu’il n’y a pas d’autres alternatives, on peut très bien documenter une recherche rigoureuse en usant de différentes stratégies, sans y laisser sa chemise. Même sans forfait institutionnel, on peut, avec un peu de doigté, trouver des textes scientifiques sérieux, récents, publiés dans leur intégralité et tout à fait pertinents à sa problématique. Quoique je ne les emploie pas toutes dans les mêmes proportions et qu’elles ne parviennent pas toujours à honorer leurs promesses, je partage ici quelques unes de mes stratégies pour mieux naviguer dans la littérature scientifique accessible sur le web. Dois-je le dire, il est évident qu’elles ne sauraient se substituer à l’adoption de politiques institutionnelles en la matière.

S’inspirer pour affiner sa problématique

Pour commencer, écartons une avenue : non, le recours à l’encyclopédie Wikipedia (beaucoup trop généraliste en philosophie) ou au moteur de recherche Google sans autre forme de raffinage ne permet pas de trier le bon grain de l’ivraie sur le plan scientifique. Pour ma part, s’il m’arrive certainement de consulter Wikipedia, je me garde de penser qu’il s’agit là de plus qu’une étape préliminaire. Je la conçois comme une façon de trouver l’inspiration, à la manière de cette bonne vieille méthode consistant à feuilleter les entrées de votre dictionnaire Robert, ce qui me permet d’identifier une ou deux clés d’orientation avant d’entreprendre véritablement la recherche qui me permettra de cerner ma problématique. Mieux vaut commencer par la lecture attentive d’un seul article scientifique de bonne facture en y identifiant des ressources utiles dans la bibliographie et d’en remonter le fil, que d’espérer trouver de la documentation pertinente, les yeux bandés, sur le web…

Lorsque j’ai besoin d’orientation ou d’inspiration sur un thème précis qui m’est moins familier, je rend plutôt visite au site de la Standford Encyclopedia of Philosophy sur laquelle on retrouve d’excellentes entrées généralistes accompagnées d’une liste de références bibliographiques utiles. Il faut néanmoins lui reprocher de ne couvrir que très peu les champs hors de l’orthodoxie anglo-saxonne. En philosophie africaine, on peut aussi consulter l’entrée « History of African Philosophy » de l’Internet Encyclopedia of Philosophy, quoique le panorama dressé me semble assez peu représentatif : les références, cependant, sont intéressantes.

La bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales sur laquelle on peut trouver beaucoup d’ouvrages ou d’extraits de grands classiques, notamment en méthodologie des sciences sociales (Bourdieu, Lévy Strauss, Weber, Foucault, etc.). On y retrouve également une catégorie générale « Sciences du développement » et des rubriques (sous la catégorie générale « Les contemporains »  qui pourraient être ou devenir (certaines sont encore vides) utiles, telles que « études haïtiennes », « camerounaises » ou « ivoiriennes ».

Chercher un document ou un auteur précis

Pourvu qu’on procède avec discernement, le moteur de recherche Google peut s’avérer très utile, ce de plusieurs manières. On peut y taper l’ISBN d’un livre ou le DOI d’un article et espérer l’y trouver. Si on ne les connaît pas, on les trouvera sur WorldCat (voir plus loin). On peut aussi taper dans Google les mots-clés du titre de l’article, du livre ou le nom de l’auteur que l’on recherche suivi de « pdf ». Cette stratégie d’une simplicité désarmante donne souvent de très bons résultats. Soyez néanmoins extrêmement vigilants à ne pas donner d’informations personnelles à une plate-forme tierce qui vous promet le document en échange de données sur votre identité. En cas de doute, abstenez-vous (pour ma part, le doute est permanent). On peut aussi faire exactement la même requête dans un autre moteur de recherche (Chrome, Ecosia, Ask.com, Bing, etc.) pour des résultats parfois surprenants.

Plus pointu, Google a également développé son propre moteur de recherche pour chercheur.e.s, Google Scholar (.com ou .fr), assez décevant néanmoins en ce qui a trait à la recherche sur l’Afrique qui est généralement mal indexée. L’extension .com archive un plus grand nombre de publications (dont surtout celles en anglais) mais il arrive qu’on puisse trouver des références différentes sur scholar.google.fr, lorsque, bien entendu, les écrits sont rédigés en français. B.a-ba d’une recherche efficace : il faut lancer une recherche à partir de mots-clés (sans les articles ou pronoms) (ex.: « racisme Afrique » au lieu de « l’histoire du racisme en Afrique coloniale »), d’autant que le moteur de recherche de Google Scholar n’est pas très performant. Inutile ici d’espérer trouver mieux avec la fonction « recherche avancée ».

Je l’écrivais dans la première partie de cette série de deux articles, Academia et Researchgate ne sont pas à proprement parler des ressources en accès libre puisqu’ils exigent une inscription de votre part (i.e. que vous leur fournissiez des informations sur vous) pour vous donner accès aux ressources qu’y archivent leurs auteurs. Dans l’état, il est néanmoins difficile de faire l’impasse sur une présence sur ces plateformes où convergent un nombre important de membres de la communauté scientifique. Vous pouvez y chercher par mots-clés ou par domaines d’intérêts dans leurs moteurs de recherche et accéder à l’intégralité de la plupart des travaux que ces sites hébergent.

Dans le même genre mais explicitement engagée en faveur du libre accès, Humanities Commons est une plateforme de discussion et de partage de la recherche et d’outils pédagogiques. Malheureusement, on y trouve assez peu (voire pas) de ressources sur la philosophie en Afrique et celles que l’on trouve ne sont qu’en anglais. Le Directory of Open Access Journals semble donner de bons résultats, surtout pour les études islamiques et la théologie chrétienne. Le répertoire équivalent de livres en accès libre, le Directory of Open Access Book, existe mais ne semble pas donner beaucoup de résultats d’intérêt pour développer une pensée critique sur l’Afrique.

Mes préférés

Utilisé seul sur sa plate-forme ou avec Google Scholar, Kopernio est un outil que j’aime beaucoup et que j’espère voir s’enrichir à l’avenir. Il s’agit d’un module que vous installez sur Firefox, qui vous accompagne dans vos recherches et vous déniche les versions gratuites d’articles verrouillés, en les débusquant grâce à leurs systèmes d’analyse de données, sur des sites d’éditeurs, des sites personnels, dans des dépôts institutionnels, sur des serveurs d’archives pré-publications, etc. (Bon à savoir, il est possible que l’ajout d’un module à votre serveur ralentisse votre accès à la bande passante, ce qui peut s’avérer handicapant dans les environnements où la connexion internet est mauvaise ou erratique.

Autre outil que j’affectionne beaucoup parce qu’il donne de bons résultats en philosophie africaine, le moteur de recherche FreeFullpdf vous dénichera également des articles, des thèses, des livres, en format .pdf en accès libre, en anglais et également en français. Figurait, par exemple, dans la première page de résultats d’une recherche avec le mot « ethnophilosophie » l’intégralité de l’ouvrage (594 pages) dirigé par l’estimé Kwasi Wiredu A Companion to African Philosophy (que j’ai dans ma bibliothèque et dont je peux vous confirmer qu’il est loin d’être abordable).

Même principe pour l’OpenEdition Search qui, avec une recherche sur « Mudimbe » vous renvoie à une série impressionnante de 30 pages de résultats comportant des chapitres de livres, d’articles, d’appels à propositions, etc. de hautes factures scientifiques et que vous pouvez tous télécharger librement.

Il faut également rendre justice à ces revues d’une très grande qualité scientifique. La première est spécialisée en philosophie africaine : Quest. an African Journal of Philosophy, et rend accessible une part importante de son catalogue. Polylog se présente quant à elle comme un forum de philosophie interculturelle et héberge plusieurs numéros de philosophie africaine, ou pertinents pour penser les enjeux qui s’imposent à l’Afrique. La revue Feminist Africa est d’une grande richesse pour les études féministes et de genre en contexte africain. Enfin, on ne peut pas conclure sans évoquer le catalogue virtuel du CODESRIA qui rend disponible en intégralité certains textes, voire parfois, certains livres : ainsi, en cherchant « Bachir Diagne », on peut trouver la version intégrale de L’encre des savants dans sa traduction anglaise. Malgré que le CODESRIA soit une réserve incroyable de savoirs d’utilité panafricaine, on doit regretter malheureusement que le site soit peu intuitif et le moteur de recherche, pas très performant.

En dernier recours…

Lorsqu’on ne trouve pas ce que l’on cherche, on peut découvrir en chemin d’autres articles traitant de notre sujet d’une manière similaire à notre requête initiale ; des textes différents du même auteur ; ou parfois, seulement une section du texte recherché. Parfois, lorsqu’elle est faite de manière sérieuse, une recension peut quelquefois se montrer tout à fait satisfaisante pour les besoins qu’on avait de consulter l’ouvrage (et même, avoir digéré pour nous une partie du travail!).

Finalement, il existera toujours cette stratégie (à utiliser avec parcimonie si c’est avec votre directeur ou directrice de thèse) consistant à invoquer auprès d’un.e chercheur.e membre d’une institution l’amitié scientifique… Pour lui rendre la vie facile, vous pouvez faire par exemple une recherche sur le texte convoité dans WordCat. Ce catalogue mondial de toutes les publications indexées par les bibliothécaires universitaires vous permet de trouver les DOI (identifiants numériques) et les ISBN (identifiant international des livres) et de retracer facilement l’emplacement physique d’un ouvrage dont vous auriez besoin. Vous pouvez ainsi savoir si votre texte se trouve à la bibliothèque de l’Université où votre cousine fait son séjour de recherche, ou à laquelle travaille votre collègue…

Bonne recherche !

no 6/ Par-delà (?) la « race »

Dans des contextes et à destination d’auditoires relativement hétérogènes, les deux dernières semaines m’ont offert l’occasion de prononcer quatre conférences (liens à venir) touchant à des notions ou des approches philosophiques susceptibles de nous éclairer sur ce monstre qui, bien qu’il n’ait évidemment jamais disparu, tend à se banaliser à des niveaux inquiétants : le racisme.

Je partage ici la bibliographie des sources que j’y ai évoquées ou qui m’ont permis de préparer ces présentations. Si le texte est en accès libre, un lien vous achemine vers lui ; sinon, vers une recension, une vidéo, un podcast, etc.

Bibliographie

Berenstain, Nora (novembre 2016), « Epistemic Exploitation », Ergo, an Open Access Journal of Philosophy, vol. 3, n°20170208

Bessone, Magali (2013). Sans distinction de race? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques. Paris: Vrin.

Bessone, Magali et Sabbagh, D. (dir.). (2015). Race, racisme, discriminations. Anthologie de textes fondamentaux. Paris: Hermann éditeur.

Déclarations d’experts sur les questions de race, « Question des races » (20 juill. 1950), UNESCO/SS/1

Diagne, Souleymane Bachir (2016), « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre », Présence africaine (1), 11-19.

Diagne, Souleymane Bachir et Jean-Loup Amselle (2018), En quête d’Afrique(s), chapitre « De quelques questions contemporaines », pp.209-304.

Diagne, Souleymane Bachir. (2017). « Pour un universel vraiment universel », dans A. Mbembe & F. Sarr (Eds.), Écrire l’Afrique-Monde (pp. 71-78). Dakar: Jimsann, Philippe Rey.

Dotson, Kristie (avril 2014), « Conceptualizing Epistemic Oppression », Social Epistemology, vol. 28, n°2, p. 115-138.

Du Bois, W. E. B. (1900), « Address to the Nations of the World »,  Foner  (1970), 124-127.

Du Bois, W. E. B. (1903). Souls of Black Folk. New York: Dover Publications.

Du Bois, W. E. B. (2006). The Conservation of Races (1897). [La préservation des races (1897)]. Raisons politiques, 21(1), 117-130.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticite africaine et philosophie. Paris: Presence Africaine.

Fricker, Miranda (2007). Epistemic Injustice : Power And The Ethics Of Knowing. Oxford; New York: Oxford University Press.

Glissant, Édouard (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

Guillaumin, Colette (1972), L’idéologie raciste, Paris: Gallimard.

Mbembe, Achille (2000), « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 77(1), 16-43.

Mbembe, Achille (2016), Politiques de l’inimité, La Découverte.

Mbembe, Achille et Sarr, Felwine (dir.) (2017). Écrire l’Afrique-Monde. Dakar et St-Louis-du-Sénégal: Philippe Rey / Jimsaan.

Medina, José (2012), The Epistemology of Resistance, Oxford, Oxford University Press.

Mills, Charles W. (2007), « White Ignorance » dans S. Sullivan et N. Tuana (dir.), Race and epistemologies of ignorance (pp. 11-38). Albany: State University of New York Press.

Mills, C. W. (1997). The Racial Contract. Ithaca: Cornell University Press.

Mudimbe, V. Y. (1988). The Invention Of Africa: Gnosis, Philosophy, And The Order Of Knowledge. Bloominton, Ind.: Indiana University Press.

Mudimbe, V. Y. (1994). The idea of Africa. Bloomington: Indiana Univ. Press (en google book, une recension)

Sarr, Felwine (2017), Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, collection Cadastres.

no 3/ Toubab et philosophe africaine?

moi 1986Il m’arrive souvent qu’on me regarde avec curiosité, qu’on s’étonne voire qu’on s’indigne de découvrir que je sois « blanche » alors que mes intérêts tournent autour de l’Afrique depuis que j’ai commencé mes recherches de maîtrise, aux alentours de 2006, dont a résulté un mémoire : L’incidence de l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un contexte néo-patrimonial : le cas du Sénégal (ici). À l’époque, c’est une inclinaison très personnelle qui m’avait poussée à choisir mon sujet de recherche et, plus précisément, le pays que j’allais examiner: j’ai passé en effet quelques années d’enfance déterminantes à Dakar dans les années 1980.

Né au pays du Levant sous protectorat français, mon père s’est établi au Québec à la fin des années 1960, quelques années après le décès du sien, survenu au moment d’embarquer dans l’avion qui l’amènerait au Congo pour fonder sa clinique médicale. Porté par une conjoncture politique et religieuse née de l’impérialisme, mon grand-père posait sans le savoir les prémisses d’une lignée familiale, son fils mon père réalisant toute sa carrière en Afrique francophone où j’ai été amenée à le rejoindre au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Je suis aujourd’hui mariée à un Congolais. Autant dire que le continent, ses littératures, ses cultures, mais aussi les mythes qui planent sur lui et que continue d’alimenter la « bibliothèque coloniale » (V.Y. Mudimbe) ont toujours fait partie de ma vie.

Comme être « noir.e », être « blanc.he » est le fruit d’un rapport social. Je suis « blanche » parce que l’histoire qui m’a précédée est celle de l’hégémonie d’une domination raciale blanche dont les tentacules se sont étendues sur l’ensemble du globe et continuent de se pratiquer sous d’autres formes aujourd’hui. Du fait de mon appartenance visible à ce groupe, certains privilèges me sont arbitrairement concédés au quotidien et au sein des institutions.

Cette domination raciale pluriséculaire a fait le monde occidental tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses avantages comparatifs en matière d’industrialisation, de militarisation, ses pouvoirs hégémoniques sur la scène internationale – bref, son racisme structurel. Cette domination a aussi légué une histoire intellectuelle et des postulats normatifs, progressivement canonisés (particulièrement en philosophie), y compris hors d’Occident. Sur eux, se déploient des efforts de décolonisation épistémique depuis au moins l’époque des Indépendances, n’en déplaise à ceux qui voient sur cet enjeu un effet de mode académique récent. À l’issue de débats ayant eu cours sur plusieurs décennies, sur la question de la « race » (et de toutes les appartenances premières en général) la philosophie africaine contemporaine se positionne en porte-à-faux des postures défendues dans le monde atlantique : elle cherche de toutes ses forces à quitter le paradigme de l’identité (raciale, noire, de l' »authentiticité », de l' »africanité », etc.).

C’est sur cet arrière-fond de débats que, lors de ma soutenance de thèse, la première parole de mon examinateur externe a consisté à me souhaiter la bienvenue au sein de la « communauté des philosophes africain.e.s ». Le choix des mots n’était pas gratuit : je n’étais pas accueillie comme spécialiste de la philosophie africaine, mais comme philosophe africaine. Dans un contexte intellectuel où les débats sur la question noire sont largement dominés par les black studies états-uniennes, j’ai voulu explorer dans un texte intitulé « Être ou passer pour Blanche et philosopher avec l’Afrique«  (ici) les complexités que mettait à nu ma positionnalité singulière, de femme universitaire (qui passe pour) blanche et philosophe avec l’Afrique des continentaux, depuis cet autre continent (américain) de la violence raciale par excellence…  En fin d’article, on peut trouver une liste de ressources pédagogiques utiles, que j’actualiserai prochainement sur ce blogue.  Le texte est paru dans un dossier « Blanc.he.s comme neige? » initié avec l’anthropologue Marie Meudec et publié en 2017 dans la revue québécoise Raisons sociales.

* « Toubab » est un terme communément employé en Afrique de l’ouest pour désigner un.e Blanc.he.

no 1/ Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique

keep calm

« J’aurai au moins un livre », me suis-je souvent répétée pendant ma rédaction de thèse. J’y consacrerai un jour un billet, j’ai entamé mon doctorat dans des conditions kafkaïennes et je l’ai portée à bout de bras, durant les trois premières années au moins, avec l’énergie du désespoir (pour des raisons objectivement désespérantes). Ce n’est pas par coquetterie que je termine mes remerciements par cette phrase: (…) mes pensées vont à ceux qui, sur la route, ont cru bon me signaler leur dédain vis-à-vis de mon projet de recherche avec une telle vigueur qu’il ne pouvait qu’être suspect: je leur dois la féroce détermination à poursuivre philosophiquement des convictions profondes… » S’ils venaient à passer par là, ils se reconnaîtraient.

Finalement, ma thèse « Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique. Une utopie postcoloniale », a non seulement été soutenue en avril 2018 à l’Université de Montréal, elle m’a aussi été accordée avec mention exceptionnelle (examinateur externe: Souleymane Bachir Diagne). Je travaille actuellement à faire de ce manuscrit le fameux livre qui m’a tenu motivée pendant ces dix dernières années. Ceux qui ne pourront ou ne voudront pas se procurer l’ouvrage, dont le titre provisoire est Penser métisse. Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique, pourront donc évidemment en retrouver les idées principales dans ma thèse que je réorganiserai autrement, en plus d’approfondir certains arguments.

Le document de thèse est accessible ici : Abadie_Delphine_2018_these

J’en parle aussi extensivement dans cette entrevue avec l’Institut Thinking Africa.

Ici, le résumé de la thèse :

Cette thèse s’intéresse aux motifs, aux conditions et aux méthodes à emprunter pour une décolonisation/reconstruction de la discipline de la philosophie à partir du point de vue qu’inspire la prise en compte de la philosophie africaine et des concepts que sont la « race » et l’« Afrique ». La décolonisation de la philosophie n’est pas synonyme d’une simple inclusion, au sein d’un cœur déjà constitué de « la » philosophie, de perspectives épistémiques historiquement marginalisées même si leur enseignement est, bien entendu, une de ses exigences. En effet, la production philosophique en Afrique témoigne d’elle-même de la profondeur du double discours que la tradition philosophique en Occident a développé sur plusieurs siècles eu égard à ceux et celles qu’elle se représente sous le signe de l’altérité radicale. De bout en bout, l’historiographie de la pensée critique africaine s’efforce de surmonter les obstacles sisyphéens auxquels sont, depuis les lendemains des Indépendances jusqu’à aujourd’hui, confrontés les intellectuels du continent pour s’émanciper des injonctions aliénantes imposées par la raison coloniale. En ce sens, le constat de l’existence et l’aveu du caractère racinaire de l’offense infligée par cette « bibliothèque coloniale » doit aussi obligatoirement mener la philosophie à l’auto-examen critique, la déconstruction de ses présupposés et la remise en cause de son canon.

Cette entreprise de déconstruction radicale exige, en particulier, de prendre au sérieux le racisme de certains auteurs du canon (Kant et Hegel sont ici examinés) afin d’élucider la fonction normative qu’occupe, dans leurs systématisations théoriques, le concept de « race » et ses effets sur les interprétations classiques que nous avons de l’égalitarisme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la liberté, l’auto-détermination, etc. L’analyse approfondie de la place des catégories raciales dans l’histoire de la pensée moderne occidentale mène à la conclusion univoque de sa centralité dans le postulat progressiste des Lumières.

Quoique leur pouvoir invasif ait été vastement exploré par les philosophes du continent, alors que s’institutionnalise progressivement le champ de la philosophie africaine, les indices par lesquels sont évalués les discours candidats à son appartenance continuent d’excommunier certains types de savoirs plus que les autres. La réflexion théorique féministe, notamment, est confrontée à ce déni de pertinence tandis que les propositions les plus en vue (c’est-à-dire, les mieux diffusées dans la recherche féministe transnationale, souvent produite dans les institutions académiques du Nord) recourent à des sur-simplifications que les continentales ont condamnées comme dangereuses pour leurs intérêts objectifs. Leurs contestations réitèrent les risques reliés à la romantisation de la puissance émancipatrice de la « tradition » per se. En ce sens, s’il n’est certainement pas interdit de réfléchir au potentiel critique lové dans les cultures ancestrales africaines, les études sur le genre, le mouvement féministe en Afrique et les philosophes s’insurgent à l’unisson contre la tentation de décoloniser la philosophie par le seul recours, sans autres formes de procès, aux « épistémologies indigènes ». Ce n’est pas sans précautions, en effet, que les intellectuel.le.s abordent les traditions, présumées imperméables au temps : plusieurs sont vécues par les Africains d’aujourd’hui (encore plus par les Africaines) comme des conservatismes réfractaires à toute critique, c’est-à-dire à la philosophie. Cela n’empêche pas que plusieurs philosophes s’y intéressent à certaines conditions, ouvrant ainsi de nouveaux horizons théoriques.

Que ce soit en pensée féministe, dé/postcoloniale ou en philosophie africaine, la considération des débats intime à rejeter la prétention de la philosophie orthodoxe à parler « depuis nulle part » et à reconnaître le caractère nécessairement situé de toute réflexion, fusse-t-elle normative. La Modernité philosophique a érigé son regard singulier au rang de catégorie référentielle pour le reste du monde, en lui ordonnant de s’y soumettre. Si cet universel surplombant est condamné à nullité par les perspectives qu’il a asservies, la déconstruction de ses fondements ne censure pas pour autant la possibilité d’un autre universel. Les philosophes africains sont particulièrement soucieux de penser leur condition historique en même temps que celle qui fait d’eux des agents du monde. En se faisant rencontrer les contributions afro-descendantes et africaines, l’analyse sociale et théorique du panafricanisme est capable de témoigner, simultanément, de l’irréductibilité d’ancrages historiques faussement présentés comme unitaires et de la possibilité, malgré tout, d’un mouvement commun vers l’universel.

En somme, depuis l’Afrique, la décolonisation épistémique ne vise pas la reconnaissance d’une série de sous-champs disciplinaires classifiés par aire culturelle, mais la reconstruction « par le bas » d’une seule pratique vocationnelle de la philosophie. Ce n’est qu’en analysant les Lumières dans leur  contexte d’émergence (l’impérialisme colonial) qu’on comprend que les idéaux de liberté, égalité, citoyenneté, cosmopolitisme, etc. ont été conçus, dès le départ, dans la ségrégation imposée par la ligne de couleur. Inversement, la Révolution haïtienne, les Conférences panafricaines ou la Conférence de Bandung nous permettent de comprendre que les vrais responsables de l’universalisation de l’universel sont ceux que la Modernité a exclus en amont…