no 18/ Enseigner au pluriel la philosophie africaine

page d’accueil du projet Atopos

Sous un angle qui met en vedette l’ethnophilosophie de Placide Tempels, on a coutume de présenter le fameux débat sur l’existence de la philosophie africaine comme le tout de la discipline. Au mieux évoque-t-on parfois le dépassement de ce courant sans nécessairement identifier les tendances au sein des grands ensembles théoriques qui se discutent en philosophie africaine et qui témoignent de la vivacité d’une modernité intellectuelle endogène à l’Afrique.

Dans le cadre du projet Atopos*, à l’encontre de cette propension au rétrécissement de la pensée critique africaine, j’ai préparé un document d’introduction et de synthèse regroupant différentes contributions africaines et afrodescendantes autour de prémisses communes, caractérisant deux courants majeurs du domaine de recherche qualifiée avec Lucius Outlaw de « philosophie africana ». Le texte du module d’enseignement peut être téléchargé ici :

L’approche africana tire sa légitimité de l’étude critique de l’expérience existentielle et sociohistorique d’être noir et/ou africain. Élucidant les conditions de leur longue durée, les spécificités de l’existence africana ont émergé à un moment précis de l’histoire de l’expansion coloniale occidentale coïncidant avec l’émergence de la Modernité philosophique. La révolution haïtienne de 1804 y a également joué un rôle majeur en initiant une rupture radicale avec le paradigme esclavagiste en vigueur à l’échelle internationale.

L’anthropologie africana est mise en contraste avec le libéralisme philosophique pour qui la liberté et l’autonomie de la raison sont prises comme des propriétés proprement humaines, notamment chez Kant. En déniant l’acquisition de ces valeurs principielles aux peuples colonisés, les théories raciales telles que celle élaborée par l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl présentent la culture occidentale comme téléologie et, ce faisant, se pose comme un faux universel.

Le module explore ensuite les postulats invariants de la description de la conception africana de l’être humain. Elle est d’abord caractérisée par une approche phénoménologique de l’expérience africana, au sein de laquelle l’expérience du racisme et de la racisation occupe un rôle central. En visant le dépassement du traitement d’indignité que l’histoire a réservée à ses sujets, la philosophie africana a donc également une dimension nécessairement émancipatoire.

Deux sous-ensembles sont ensuite présentés comme 1) position forte et 2) conception ouverte de l’humanité africaine. La philosophie bantoue de Placide Tempels et l’afrocentricité de Molefi Kete Asante sont survolés comme exemplaires du premier type d’approche. Nourries par la crainte de voir l’humanité africaine enfermée dans un particularisme étroit, la pensée prospective de Souleymane Bachir Diagne et l’afropolitanisme d’Achille Mbembe sont présentés quant à eux comme illustratifs du deuxième type d’approche. Enfin, une dernière section explore la pertinence de la philosophie africana pour penser l’actualité de la restitution du patrimoine culturel africain et du phénomène global du déboulonnage des statues de figures associées à l’entreprise coloniale.

Ce plan d’enseignement est suivi d’une bibliographie commentée d’auteurs cardinaux tels que Fabien Eboussi Boulaga, Paul Gilroy, Achille Mbembe, Charles Mills et quelques autres contemporains. Sur la page web associée du CCDMD, le module est accompagné d’un diaporama, d’un questionnaire et d’une vidéo d’entretien avec Marie-Évelyne Belinga sur l’importance que représentent les matériaux du conte, du mythe et de la légende pour la pensée africana.

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* Imaginé par les professeurs du CÉGEP de Lévis-Lauzon, Benoît D’amours et Sophie Savard-Laroche, le projet Atopos est un effort de diversification de l’enseignement de la philosophie au collégial. Une quinzaine de participants ont contribué à ce projet stimulant se matérialisant en un ensemble de documents pédagogiques disponibles gratuitement en ligne sur le site du CCMD. Destinés aux enseignants soucieux d’élargir leur conception de l’être humain dans leur enseignement du cours d’anthropologie philosophique, six modules sont présentés de manière didactique : perspectives décoloniales, féministes, africana, autochtones, antispécistes et antiracistes. Il s’agit d’un outil de synthèse et de vulgarisation sans précédent.

no 15/ Debating African Philosophy. Perspectives on Identity, Decolonial Ethics and Comparative Philosophy

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Ma recension de l’ouvrage collectif publié aux éditions Routledge (2019) sous la direction de  George Hull, Debating African Philosophy. Perspectives on Identity, Decolonial Ethics and Comparative Philosophy, Routledge, 2019 est paru dans le numéro 4 (2020) de la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, pp. 550-551. 

Elle est disponible en ligne (mais pas en accès libre) sur Cairn.

En voici ma version auto-archivée :

no 14/ L’extractivisme, 12 ans plus tard

À gauche, l’Agenda des femmes 2021, éd. Remue-Ménage

Avril 2018 fut marqué par une célébration importante, celle de la fin de ma thèse, enfin soutenue après l’avoir entamé dix ans plus tôt. Dix ans plus tôt, non pas parce que je procrastinai tout ce temps, mais parce qu’elle fut interrompue par des conditions kafkaïennes qui auront volé toute ma verdeur de jeune chercheure, ma santé et plus d’heures quotidiennement que n’en ont objectivement les journées. Ma participation à un premier ouvrage collectif explorant les mécanismes de l’impérialisme canadien en Afrique – car, non, le Canada n’est pas l’ami de l’Afrique – intitulé Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique se voyait assombrie par le tourbillon médiatique et juridique (un dérisoire 11 millions de dollars réclamés en dommages et intérêts) au coeur duquel les auteur.e.s et la maison d’édition fûmes projetés jusqu’en 2013. Cinq ans après sa sortie, en dépit du fait qu’une loi ait été votée contre les poursuites-bâillons en référence à ce livre, il fut retiré de la circulation et nous nous voyions contraints de signer une entente hors cour. Le lot, en somme, de tous les cas documentés de procédures de ce type intentés contre des journalistes, chercheurs ou défenseurs des droits des communautés affectées par des activités problématiques commises par des multinationales minières. Si d’aucuns ont pu se sentir le vent de l’avant-garde en poupe, nous ne faisions tout bonnement pas exception à la règle… Encore à ce jour, des cas relayés dans l’essai refont périodiquement surface dans l’actualité, suscitant l’étonnement et l’ire du puceau, avant de disparaître à nouveau dans les tréfonds de l’oubli. Jusqu’à la prochaine fois.

Il y a un an, je voyageais au Rwanda et en République Démocratique du Congo. Ce voyage marquait l’anniversaire de cette douzaine d’années écoulées depuis que je commençai à m’intéresser à la géopolitique des Grands Lacs. Et m’y réconcilia. Il m’aura donc fallu douze ans pour faire la paix avec ce mauvais départ, les rancunes et les traumatismes, discrets mais persistants.

La réception de ce travail de compilation d’allégations pouvant aller jusqu’au soupçon de crimes contre l’humanité, lesquelles circulaient déjà dans l’espace public, aura offert plusieurs leçons magistrales à qui sait se montrer attentif. En premier lieu, il fut beaucoup plus question d’industrie minière que de toutes les autres dimensions de la domination abordées dans cet ouvrage (je travaillai personnellement sur la géopolitique des Grands Lacs, sur la rédaction de quelques études de cas et sur les chapitres incriminant les politiques canadiennes en matière d’aide au développement). Certes, les entreprises qui nous poursuivaient étaient des minières ; certes, la moitié sans doute de l’essai s’y intéressait. Mais si le public ne se préoccupa guère outre mesure de l’Afrique, c’est que, somme toute, l’extractivisme et ses méfaits sont avant tout des réalités « bien de chez nous ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’un livre sur l’Afrique devienne un best-seller au Québec n’a pas empêché que sa réception reconduise le racisme systémique.

Il fut également question ad nauseam de liberté d’expression comme principe cardinal de la noble démocratie, au détriment du fond. Moi qui ne croyais déjà pas trop en cette propagande, il fallait (militantisme oblige) constamment faire la démonstration tonitruante de sa foi inébranlable en les valeurs libérales, portées en étendard contre l’autre moitié du monde, et peu importe la légendaire relativité made in Canada de leur application en dehors des contextes occidentaux. Pourtant, nous la connaissions mieux que quiconque, cette relativité, puisque nous l’avions documentée en 348 pages… Le droit à un silence timoré que je m’octroyai ensuite durant de longues années fut une réponse mesurée à l’injonction qui m’était faite, sans relâche, à me prononcer et à me répéter sur un objet (l’industrie extractive) qui, en tant que tel, ne m’intéresse guère. Enfin, quoique des trois auteur.e.s, j’étais déjà la seule africaniste, mon avis fut le plus souvent accueilli avec la gentillesse embarrassée qu’on adresse à un scribe dépassant les frontières de sa compétence. L’important était de se montrer vindicatif et pugnace. Viril.

Après moult refus aux nombreuses invitations qui me furent faites à déterrer ce sujet, lesquelles reproduisaient l’un de ces trois biais, une proposition faite par les éditions Remue-Ménage d’écrire un court texte pour l’Agenda des femmes 2021 finit par me séduire : j’avais carte blanche. C’est donc entre les pages d’une publication féministe – on comprendra – que je renoue avec ce combat.

J’en profite pour archiver ici quelques uns des textes que j’ai écrits ou des entrevues que j’ai données à l’époque et que j’ai longtemps voulu être invisibles afin de ne pas laisser les détracteurs de ce travail m’y acculer dans l’angle de leur propre regard, exogène à mes réels intérêts.

no 13/ Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine

coverpage PHilosophiques

 

Avec mon collègue Ernest-Marie Mbonda (U. Catholique d’Afrique Centrale), nous avons dirigé le premier dossier jamais paru au Québec (à notre connaissance) entièrement consacré à la philosophie africaine, dont le titre est « Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine ».  Il est publié dans le volume 46 (automne 2019) de la revue Philosophiques, une  publication de la Société de Philosophie du Québec (SPQ).

Malgré une historiographie riche de plusieurs orientations, les imaginaires, la recherche et les débats académiques semblent parfois demeurer enfermés dans l’exigence d’un devoir-être de la philosophie africaine tout à fait caractéristique du seul moment ethnophilosophique. Pourtant, les avenues les plus récentes en philosophie africaine partagent un ensemble de présupposés qui rendent inopérante cette confrontation stérile entre un type de philosophie qui désignerait la « véritable » manière de décoloniser les épistémologies africaines, et toutes les autres formes de la philosophie en Afrique. Depuis les années 1980, on doit constater pourtant que la plupart des philosophes du continent ont emprunté des avenues qui nous éloignent de ce premier moment décolonial de l’« authenticité africaine » en internalisant les critiques développées durant les plusieurs décennies qu’a duré la fameuse querelle de la philosophie africaine. Fort de ce constat, ce numéro spécial a pour double objectif d’introduire à la philosophie africaine un lectorat peu familier de ces enjeux, en même temps que de contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine. Hébergés sur la plate-forme Érudit, les articles du dossier sont intégralement disponibles en ligne :

Dans la même veine, à lire également l’étude critique du livre de Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race qu’a préparée Pauline VERMEREN (« Penser une ontologie politique noire : race, racisme et violence d’État »).

Christian Nadeau, directeur de la revue, m’a également reçue en entrevue dans l’émission 18 du podcast Philodio. L’entretien avec Ernest-Marie Mbonda suivra.

 

no 11/ Déchiffrer les signes d’un monde qui vient…

Fans react during a tribute ceremony for DJ Arafat in Abidjan

*Ceci est un extrait d’un chapitre à paraître dans les Actes du Colloque sur Jean-Marc Éla tenu à Kinshasa en juin 2019. Privilégiant « l’option préférentielle pour les humbles » d’Éla, le texte propose une analyse des significations sociales du phénomène de la réussite du chanteur populaire à partir du cas de DJ Arafat à la lumière des outils développés dans la théorie critique du philosophe canado-congolais Kasereka Kavwahirehi dans son ouvrage Y’en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique, Paris, Karthala, 2018*

(I…)

II. L’espérance des humbles et le chanteur populaire

Le 12 août 2019, un accident de moto fauchait la vie du chanteur ivoirien DJ Arafat provoquant la consternation auprès de ses fans et dans le milieu artistique et un torrent médiatique d’hommages autant que de condamnations par différents acteurs de la vie publique africaine. L’immense popularité locale, continentale autant qu’internationale de DJ Arafat et du style coupé-décalé, l’intense couverture médiatique de son décès, de ses coups de gueule, de la manière dont ces fans les « Chinois » ont réagi passionnellement à sa disparition jusqu’à profaner sa tombe, ces indicateurs sont autant de signes d’une réalité qui va bien au-delà du seul chanteur. Le phénomène DJ Arafat nous dit quelque chose de l’Afrique contemporaine, et plus exactement, des rêves des laissés-pour-compte des milieux urbains. C’est donc à titre exemplaire[1] parmi les vedettes de musique populaire, figures par excellence d’une réussite sociale et financière, que je m’attarderai à une analyse que facilite la profusion d’écrits, de vidéos, de communiqués, de réactions sur les réseaux sociaux depuis la mort du chanteur.

Outre son empreinte musicale qui ne sera pas explorée ici, ce sont la personnalité du chanteur, son irrévérence, ses talents de danseur et de chorégraphe, son infatuation, ses provocations et son exhibition sur les réseaux sociaux qui fascinent autant ses laudateurs que ses détracteurs. La démarche de philosophie sociale que préconise Kasereka Kavwahirehi ne consiste pas à poser une analyse de ce qui se dit textuellement dans les performances de l’artiste, les conditions de son émergence, l’imagination ou les fantasmes véhiculés dans sa production musicale, mais à proposer une interprétation susceptible de rendre explicite la quête qui pointe derrière des manifestations hétérogènes, matérialistes, souvent misogynes voire parfois violentes. Autrement dit, il convient de chercher dans un au-delà des apparences une utopie sociale y compris lovée sous le masque d’une subversion. En adoptant la disparition du chanteur comme la caisse de résonnance d’une parole autrement inaudible, la suite de ce texte se risque à cet effort herméneutique.

DJ Arafat évoque ouvertement les conditions sociales d’une enfance difficile qui permettent d’une part d’éclairer l’esthétique, les symboles et les codes mobilisés dans son art et, d’autre part, son succès, voire son ascendant, sur les Chinois. Ange Didier Houon naît au sein d’une famille de musiciens dans une banlieue populaire d’Abidjan. Exposant publiquement sa relation difficile avec sa mère Tina Glamour, chanteuse connue, il dit d’elle que « ma maman marchait avant avec John Pololo, elle était dans tous les mouvements de nouchi. Ils ont dit qu’elle était bordelle et que c’était une pute. Lorsque je partais à l’école, on disait voici l’enfant de la pute. J’ai donc décidé d’arrêter d’aller à l’école […] Je me suis concentré sur la musique et j’ai pris la vie de la rue » (Yeclo, 2019). Parfois présenté comme un « Robin des villes », Pololo l’est le plus souvent comme le mauvais garçon adoubé du voyou le moins scrupuleux et le plus célèbre de sa génération, « une sorte de superstar des rues ivoiriennes que les décennies 1980 et 1990 ont produit » (Yao, 2017, p.98). De l’âge de 11 ans jusqu’à ce que sa carrière soit lancée avec le tube Hommage à Jonathan (2003) alors qu’il avait 17 ans, DJ Arafat « se débrouille » donc dans la commune de Yopougon, s’initiant à la drogue et au banditisme de quartier. « Avant, j’étais le petit nouchi dans la rue ô », résume-t-il dans sa chanson Peti Nouchi.

Il convient de s’appesantir sur ces références à la rue, au quartier et aux nouchis. D’après Séverin Kouamé Yao, lorsqu’au début des années 1980 s’essouffle le miracle économique de la Côte-d’Ivoire houphouëtiste, l’abandon à eux-mêmes des derniers maillons de la redistribution sociale et l’impossible insertion professionnelle de la jeunesse urbaine laissent place à une désespérance sociale que cherche à apaiser la structuration en bandes d’enfants mis-au-ban de leur famille et de la société. « Nombre de ces jeunes […] sont en crise de reconnaissance et de valorisation sociale […] le groupe devient un refuge de choix, les modèles d’autorité et de promotion individuelle qu’ils remettent en cause ou qui leur manquent y étant mis en scène » (Yao, 2017, p. 101). Ensemble, ces jeunes radiés de la communauté s’inventent de nouvelles modalités de production identitaire, à la marge, où la musique et le cinéma occupent une place importante. À mesure que s’installent la crise financière, la crise politico-militaire et la guerre, ces enfants-adolescents des rues appelés nouchis, ziguéhis et aujourd’hui les « microbes » s’imposent dans le paysage urbain autant qu’ils s’effacent durablement des préoccupations politiques.

Communication marketing autant qu’élément biographique, DJ Arafat se définit comme un survivant de ces ghettos et leur emprunte ses codes et ses attitudes pour régler des comptes avec ses concurrents, sa famille et la société. Mise en scène d’actes guerriers (battles), bravades, exhibition de biens matériels (liasses d’argent, vêtements griffés), objectivation des femmes, cette relation primordiale à la culture de la rue comme lieu d’agrégation des frustrations liées au déclassement et à la disqualification sociales éclaire le son, le langage, les images, les symboles produits par l’artiste.  « Son Coupé Décalé devient le réceptacle du parler en langue psychédélique des pasteurs évangéliques et des crieurs ambulants […]. Les sons du Yôrô sont dès lors, le prolongement retentissant de la rue ivoirienne où les klaxons des Wôrô-wôrô et des Gbakas synthétisent le malaise d’une société déjantée qui crie pour ne plus se comprendre » (Tailly, 2019).

La référence à cette culture de la rue ne pourrait être plus claire que dans le clip Dangereux (2018) tourné dans la commune d’Abobo, réputée fief des bandes de rue les plus redoutées de la capitale. Armes à feu au poing, à la tête d’un cortège constitué de fiers-à-bras enfourchant leurs motos ou au centre d’une horde de plusieurs centaines de supporters grisés de testostérone[2], sous les acclamations de ferveur, le chanteur se démarque, preuve en selfie, comme l’élément fédérateur d’un attroupement duquel se dégage une ambiance de fortes tensions. « T’as pas dit que tu es dangereux? Mais t’as vu c’est qui le Dangôro, Petit tout le monde sait que t’es un peureux, Mais tu peux rien devant Yôrôbô […] Mon petit, il faut pas me tester, Beaucoup ont essayé, ils sont restés, Si vous voulez vous venger, Venez voir le maitre eh ». Que ce soit dans le geste, la danse, le verbe, sur le mode sublimé de la rixe, Arafat entend s’imposer comme le maître d’Abidjan (et au-delà), se décline comme « Commandant », « Tueur de taureaux », « Termistocle », « César », « Dictateur », « Zeus » (McChaîne, 2017), unique occupant de la scène ivoirienne. Il chante et danse avec ceux qui, comptés pour rien par ceux d’en haut, fusionnent en sa musique.  La crainte de rester dans l’invisibilité sociale semble être un trauma profond […] nombre de ces [jeunes] […] semblent avoir en commun un besoin quasi inextinguible de sortir des profondeurs de l’anonymat dans lequel leurs conditions sociales semblent les confiner (Yao, 2017, p. 106). En rupture, ils refusent les codes et les conventions sociales, ils s’opposent, transgressent, se réinventent en imposant de nouvelles règles.

 

III. Utopie et négativité : une relation dialectique

Quelques intellectuels africains ont pris la plume pour réagir à la nouvelle retentissante du décès du chanteur et des réactions qu’il a suscité. L’onde de choc médiatique est regrettée par Achille Mbembe notamment, dont le billet « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection du troisième jour » qu’il propose au journal ivoirien Yeclo s’attarde à la pulsion de mort qui l’emporta et que la star partage incontestablement avec une fraction importante des jeunesses du continent, ces « possédés […] qui refusent la mort et sa réalité. Non en s’attaquant à ses causes profondes, mais en l’habitant dans un geste d’ingestion ». Certains se noient en mer, ajoute-t-il, d’autres disparaissent sous les sables du Sahara, d’autres encore sont achetés en Lybie : « Lui a préféré la moto. En Afrique, chacun meurt comme il peut » (2019).

Outillé de l’herméneutique utopique de Marc Bloch, Kavwahirehi ne partagerait sans doute pas cette lecture et valoriserait fermement, à l’inverse, la tâche de déchiffrer dans toutes les formes culturelles, savantes et populaires, une sémantique de l’espérance même lorsqu’elle avance masquée derrière les semblances du nihilisme. Kavwahirehi souligne que toute réalité sociale suppose un paysage du désir qui est l’image, même purement négative, d’une réalité différente : celle de l’utopie. C’est à cette dialectique entre négativité et utopie que la philosophie doit être attentive en s’intéressant aux sujets que la raison conventionnelle condamne comme non-rationnel, passion, futilité, déchet, folie.

On situe habituellement la naissance du style musical coupé-décalé dans les années 2000-2001 dans les boîtes de nuit de Paris animées par des étudiants et sans papiers ivoiriens. D’abord style de vie avant d’être structuré comme mouvement musical, ces jeunes précaires se constituent en groupes (Jet 7, Jet 8, La Cour royale de Londres, etc.) et s’affrontent dans des combats de frime : créativité vestimentaire, élégance, grands designers, dépenses immodérées, distribution de billets (le « travaillement »), etc. Comme pour le phénomène de « la sape »[3]  chez leurs aînés congolais de Kinshasa, le soin extrême porté aux apparences « semble renvoyer à la nécessité pour beaucoup […] de continuer à s’habiller et de rester élégants malgré la disqualification sociale […] » (Ayimpam et Tsambu, 2015, p. 122).

Dans l’argot ivoirien (aussi appelé le nouchi, du nom de ceux qui l’ont créé), « couper » signifie « tricher », et « décaler », « s’enfuir ». Le coupé-décalé apparaît donc dès le départ comme l’art de donner l’illusion de la respectabilité par l’ostentation de signes extérieurs de réussite sociale, mais aussi comme un refus de se livrer d’avance aux gémonies du désespoir, comme une ode à l’espérance, au bonheur (Tailly, 2019). « Le coupé-décalé […] apparaît comme né de cette urgence, […] une émancipation face à la dureté du quotidien » (Carlès et Caïozzi, 2014). Dès 2001 pendant la guerre, le style est adopté en Côte-d’Ivoire : après le couvre-feu de 17h, les jeunes préfèrent passer les nuits dans les « maquis », ces boîtes de nuit abidjanaises où le jeune DJ est repéré. Les Ivoiriens se réapproprient immédiatement la légèreté, la gaillardise et la trivialité du coupé-décalé comme le symbole d’une résistance au sacrifice exigé des gens ordinaires à l’autel de l’interminable tragédie des décennies de crise militaro-politique.

S’il faut regretter avec Mbembe, que les footballeurs, musiciens populaires, pasteurs auto-proclamés et tyrans soient sur-représentés parmi les modèles de réussite présentés à la jeunesse africaine du continent, il semble néanmoins singulièrement injustifié de le reprocher à celles et ceux-là même qui réussissent malgré tout, en ne s’étant vus garantir par le pouvoir aucune condition d’une existence sociale digne (avoir les moyens de se maintenir en santé, de s’éduquer, de se nourrir correctement, de ne pas mourir en couches ou de maladies curables, de doter et se marier, d’assurer un avenir à ses enfants, de prendre en charge ses aînés et ses dépendants, d’enterrer ses morts, etc.). Pour satisfaire aux exigences éthiques de la justice, les pouvoirs politiques devraient être en mesure de garantir l’accès à un seuil de conditions minimales requises par la dignité humaine. Or, pour des raisons impérialistes exogènes et opportunistes endogènes, l’immense majorité des dirigeants du continent est notoirement incapable, voire souvent réfractaire, d’en sécuriser la plupart aux masses déshéritées. DJ Arafat, ce n’est pas tant « l’éducation-qui-refuse-de-se faire […] au nom des « valeurs » que sont l’argent et la gloire » selon la formule de l’éditorialiste Charles Kabango, mais celle « qui-ne-peut-se-faire… C’est un sinistré-né! » (2019).

Fils et filles « de personne » nés dans des quartiers sinistrés et ayant réussi par leurs seuls talents et leur bonne étoile, ces trop nombreux misérables du 21e siècle ne se font présenter pour destin que des scénarios du pire : condamnation aux frustrations permanentes, extrême précarité, exposition permanente au risque de déclassement socio-économique, exil soumis à la répression xénophobe, inhumation dans le cimetière qu’est devenue la Méditerranée… Inversement, la réussite fulgurante et surmédiatisée des gens ordinaires, voués à l’invisibilité sociale mais parvenant malgré tout à la consécration est un pied de nez à la fatalité d’une destinée tracée par un pouvoir qui les a depuis longtemps abandonnés à eux-mêmes. L’incroyable témoignage, au contraire, d’une pulsion de vie débordante. En ce sens, la profanation de la tombe de DJ Arafat symbolise, par excellence, l’inhumation de ce sursaut d’espérance que des jeunes Chinois, incrédules, ont cherché à conjurer.

Ainsi, pour les catégories sociales urbaines condamnées d’avance par les autorités, d’une certaine manière et indépendamment des valeurs que met en scène le coupé-décalé, la réussite du chanteur populaire est un modèle à suivre. Si la mort de DJ Arafat a ébranlé tout un continent et ses diasporas – et spécialement ces jeunes de la rue qui crient leur détresse en silence dans toutes les grandes capitales du continent – c’est exactement parce que la figure du chanteur est témoin de la puissance d’agir qui est niée aux gens ordinaires, une revanche à la désespérance, l’antithèse d’une « jeunesse enfermée dans cette gigantesque prison qu’est le continent » (Mbembe, 2019)[4]. « Mais petit guerrier, un seul jour pour toi va sortir, alors ne baissez jamais les bras, Griga! Bats-toi pour avancer. La seule chose que je peux dire à tous mes fans, laissez les gens parler, laissez les gens dire tout ce qu’ils veulent » (Je gagne temps).

(IV…)

Notes

[1] On peut facilement établir des parallèles avec, par exemple, les vedettes de la scène musicale de la RDC : Papa Wemba en son époque, Kofi Olomide, Fally Ipupa…

[2] Sur plusieurs centaines de figurants, on dénombre seulement quatre femmes : une enfant, une « Maman » et deux jeunes femmes au physique androgyne.

[3] « Sape » est l’acronyme pour Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes.

[4] Après une tournée en 2005, DJ Arafat est demeuré illégalement en France pendant plus de deux ans avant d’être détenu en centre de rétention administrative puis rapatrié en Côte-d’Ivoire. Si la mobilité hors d’Afrique demeure un symbole de sa réussite[4], grand exportateur d’un son typiquement ivoirien, Arafat fait le choix de rester chez lui.

 

Références :

Ayimpam, S., & Tsambu, L. (2015). De la fripe à la sape. Migrations congolaises et modes vestimentaires. Hommes et migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, (1310), 117‑125.

Biographie de Dj Arafat. (2017). In McChaîne.

Carlès J. et Caïozzi, D. (2014). Coupé-décalé/ Robyn Orlin et James Carlès ; projet en deux actes. In Numéridanse.tv.

DJ Arafat avant sa mort : « pourquoi j’ai décidé d’arrêter l’école ». (2019, août 14). Yeclo.

Kabango, C. (2019, août 27). Dj Arafat : spectacle macabre de l’Afrique ou héroïsation de la décadence.

K. (2018). Y en a  marre ! Philosophie et espoir social en Afrique. Paris: Karthala.

Mbembe, A. (2019, septembre 3). Achille Mbembe : « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection au troisième jour ». Yeclo.

Tailly, A. (2019, septembre 3). Alain Tailly répond à Achille Mbembe sur la profanation de Dj Arafat. Yeclo.

Yao, S. K. (2017). Nouchis, Ziguéhis et microbes d’Abidjan : déclassement et distinction sociale par la violence de rue en Côte d’Ivoire. Politique africaine, (148), 89‑107.

 

no 3/ Toubab et philosophe africaine?

moi 1986Il m’arrive souvent qu’on me regarde avec curiosité, qu’on s’étonne voire qu’on s’indigne de découvrir que je sois « blanche » alors que mes intérêts tournent autour de l’Afrique depuis que j’ai commencé mes recherches de maîtrise, aux alentours de 2006, dont a résulté un mémoire : L’incidence de l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un contexte néo-patrimonial : le cas du Sénégal (ici). À l’époque, c’est une inclinaison très personnelle qui m’avait poussée à choisir mon sujet de recherche et, plus précisément, le pays que j’allais examiner: j’ai passé en effet quelques années d’enfance déterminantes à Dakar dans les années 1980.

Né au pays du Levant sous protectorat français, mon père s’est établi au Québec à la fin des années 1960, quelques années après le décès du sien, survenu au moment d’embarquer dans l’avion qui l’amènerait au Congo pour fonder sa clinique médicale. Porté par une conjoncture politique et religieuse née de l’impérialisme, mon grand-père posait sans le savoir les prémisses d’une lignée familiale, son fils mon père réalisant toute sa carrière en Afrique francophone où j’ai été amenée à le rejoindre au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Je suis aujourd’hui mariée à un Congolais. Autant dire que le continent, ses littératures, ses cultures, mais aussi les mythes qui planent sur lui et que continue d’alimenter la « bibliothèque coloniale » (V.Y. Mudimbe) ont toujours fait partie de ma vie.

Comme être « noir.e », être « blanc.he » est le fruit d’un rapport social. Je suis « blanche » parce que l’histoire qui m’a précédée est celle de l’hégémonie d’une domination raciale blanche dont les tentacules se sont étendues sur l’ensemble du globe et continuent de se pratiquer sous d’autres formes aujourd’hui. Du fait de mon appartenance visible à ce groupe, certains privilèges me sont arbitrairement concédés au quotidien et au sein des institutions.

Cette domination raciale pluriséculaire a fait le monde occidental tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses avantages comparatifs en matière d’industrialisation, de militarisation, ses pouvoirs hégémoniques sur la scène internationale – bref, son racisme structurel. Cette domination a aussi légué une histoire intellectuelle et des postulats normatifs, progressivement canonisés (particulièrement en philosophie), y compris hors d’Occident. Sur eux, se déploient des efforts de décolonisation épistémique depuis au moins l’époque des Indépendances, n’en déplaise à ceux qui voient sur cet enjeu un effet de mode académique récent. À l’issue de débats ayant eu cours sur plusieurs décennies, sur la question de la « race » (et de toutes les appartenances premières en général) la philosophie africaine contemporaine se positionne en porte-à-faux des postures défendues dans le monde atlantique : elle cherche de toutes ses forces à quitter le paradigme de l’identité (raciale, noire, de l' »authentiticité », de l' »africanité », etc.).

C’est sur cet arrière-fond de débats que, lors de ma soutenance de thèse, la première parole de mon examinateur externe a consisté à me souhaiter la bienvenue au sein de la « communauté des philosophes africain.e.s ». Le choix des mots n’était pas gratuit : je n’étais pas accueillie comme spécialiste de la philosophie africaine, mais comme philosophe africaine. Dans un contexte intellectuel où les débats sur la question noire sont largement dominés par les black studies états-uniennes, j’ai voulu explorer dans un texte intitulé « Être ou passer pour Blanche et philosopher avec l’Afrique«  (ici) les complexités que mettait à nu ma positionnalité singulière, de femme universitaire (qui passe pour) blanche et philosophe avec l’Afrique des continentaux, depuis cet autre continent (américain) de la violence raciale par excellence…  En fin d’article, on peut trouver une liste de ressources pédagogiques utiles, que j’actualiserai prochainement sur ce blogue.  Le texte est paru dans un dossier « Blanc.he.s comme neige? » initié avec l’anthropologue Marie Meudec et publié en 2017 dans la revue québécoise Raisons sociales.

* « Toubab » est un terme communément employé en Afrique de l’ouest pour désigner un.e Blanc.he.

no 2/ La recension, un simple exercice?

livres bibliothèque

Le saviez-vous ? Le financement des bibliothèques universitaires (et principalement, de leurs abonnements aux revues savantes payantes) figure parmi les postes budgétaires les plus conséquents des universités. Inutile de dire que la diversité épistémique n’est que rarement la priorité des administrateurs des universités, engoncés qu’ils sont dans leurs calculs comptables, au grand dam des bibliothécaires disciplinaires*.

Au Sud, que soit en cause la gabegie des institutions ou le cortège de mesures de désinvestissement de l’État promues par les institutions prêteuses internationales, il n’est pas rare de voir les acquisitions des bibliothèques universitaires s’interrompre quelques décennies trop tôt, ou les nouveautés s’amonceler dans des réduits poussiéreux, faute que ne soit embauché suffisamment de personnel (tout court ou compétent) pour indexer correctement les arrivages.

C’est la raison pour laquelle je m’efforce de recenser régulièrement des monographies dont j’estime que le contenu promet d’être suffisamment riche pour pointer dans plusieurs directions de recherche à la fois. Même si recenser des ouvrages écrits par d’autres est un exercice chronophage assez peu valorisé dans le milieu scientifique (à moins que ce ne soit pour s’entraîner à rédiger), je sais pour l’avoir observé au courant des dernières années que mes recensions sont utiles à des étudiant.e.s, lesquel.le.s peuvent ainsi 1) se familiariser avec les principaux arguments des auteur.e.s travaillé.e.s ; et 2) décider de se procurer ou non un ouvrage parfois coûteux.

Initialement publiés sur le site de Thinking Africa, j’ai recensé à ce jour :

J’ai aussi participé à un disputatio autour de Décoloniser le féminisme de Soumaya Mestiri, pour la revue Philosophiques. Ma contribution s’intitule « Le féminisme de la frontière. Une heuristique décoloniale » : Fem_frontière_ABADIE.

Le prochain ouvrage sur ma table de travail ? Y’en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique (2018) de mon collègue congolais de l’Université d’Ottawa, Kasereka Kavwahirehi.

Une histoire à suivre…


* Aux bibliothécaires disciplinaires, dans les institutions du Nord à tout le moins, n’hésitez pas à proposer l’acquisition de nouveaux titres dans des domaines marginalisées de la philosophie. Choisissez vos suggestions de sorte qu’elles aient une vocation pédagogique pour les autres utilisateurs de la bibliothèque.  À l’Université de Montréal, je dois remercier chaudement Nino Gabrielli d’avoir considéré (et s’être procuré) chacune de mes demandes!

no 1/ Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique

keep calm

« J’aurai au moins un livre », me suis-je souvent répétée pendant ma rédaction de thèse. J’y consacrerai un jour un billet, j’ai entamé mon doctorat dans des conditions kafkaïennes et je l’ai portée à bout de bras, durant les trois premières années au moins, avec l’énergie du désespoir (pour des raisons objectivement désespérantes). Ce n’est pas par coquetterie que je termine mes remerciements par cette phrase: (…) mes pensées vont à ceux qui, sur la route, ont cru bon me signaler leur dédain vis-à-vis de mon projet de recherche avec une telle vigueur qu’il ne pouvait qu’être suspect: je leur dois la féroce détermination à poursuivre philosophiquement des convictions profondes… » S’ils venaient à passer par là, ils se reconnaîtraient.

Finalement, ma thèse « Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique. Une utopie postcoloniale », a non seulement été soutenue en avril 2018 à l’Université de Montréal, elle m’a aussi été accordée avec mention exceptionnelle (examinateur externe: Souleymane Bachir Diagne). Je travaille actuellement à faire de ce manuscrit le fameux livre qui m’a tenu motivée pendant ces dix dernières années. Ceux qui ne pourront ou ne voudront pas se procurer l’ouvrage, dont le titre provisoire est Penser métisse. Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique, pourront donc évidemment en retrouver les idées principales dans ma thèse que je réorganiserai autrement, en plus d’approfondir certains arguments.

Le document de thèse est accessible ici : Abadie_Delphine_2018_these

J’en parle aussi extensivement dans cette entrevue avec l’Institut Thinking Africa.

Ici, le résumé de la thèse :

Cette thèse s’intéresse aux motifs, aux conditions et aux méthodes à emprunter pour une décolonisation/reconstruction de la discipline de la philosophie à partir du point de vue qu’inspire la prise en compte de la philosophie africaine et des concepts que sont la « race » et l’« Afrique ». La décolonisation de la philosophie n’est pas synonyme d’une simple inclusion, au sein d’un cœur déjà constitué de « la » philosophie, de perspectives épistémiques historiquement marginalisées même si leur enseignement est, bien entendu, une de ses exigences. En effet, la production philosophique en Afrique témoigne d’elle-même de la profondeur du double discours que la tradition philosophique en Occident a développé sur plusieurs siècles eu égard à ceux et celles qu’elle se représente sous le signe de l’altérité radicale. De bout en bout, l’historiographie de la pensée critique africaine s’efforce de surmonter les obstacles sisyphéens auxquels sont, depuis les lendemains des Indépendances jusqu’à aujourd’hui, confrontés les intellectuels du continent pour s’émanciper des injonctions aliénantes imposées par la raison coloniale. En ce sens, le constat de l’existence et l’aveu du caractère racinaire de l’offense infligée par cette « bibliothèque coloniale » doit aussi obligatoirement mener la philosophie à l’auto-examen critique, la déconstruction de ses présupposés et la remise en cause de son canon.

Cette entreprise de déconstruction radicale exige, en particulier, de prendre au sérieux le racisme de certains auteurs du canon (Kant et Hegel sont ici examinés) afin d’élucider la fonction normative qu’occupe, dans leurs systématisations théoriques, le concept de « race » et ses effets sur les interprétations classiques que nous avons de l’égalitarisme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la liberté, l’auto-détermination, etc. L’analyse approfondie de la place des catégories raciales dans l’histoire de la pensée moderne occidentale mène à la conclusion univoque de sa centralité dans le postulat progressiste des Lumières.

Quoique leur pouvoir invasif ait été vastement exploré par les philosophes du continent, alors que s’institutionnalise progressivement le champ de la philosophie africaine, les indices par lesquels sont évalués les discours candidats à son appartenance continuent d’excommunier certains types de savoirs plus que les autres. La réflexion théorique féministe, notamment, est confrontée à ce déni de pertinence tandis que les propositions les plus en vue (c’est-à-dire, les mieux diffusées dans la recherche féministe transnationale, souvent produite dans les institutions académiques du Nord) recourent à des sur-simplifications que les continentales ont condamnées comme dangereuses pour leurs intérêts objectifs. Leurs contestations réitèrent les risques reliés à la romantisation de la puissance émancipatrice de la « tradition » per se. En ce sens, s’il n’est certainement pas interdit de réfléchir au potentiel critique lové dans les cultures ancestrales africaines, les études sur le genre, le mouvement féministe en Afrique et les philosophes s’insurgent à l’unisson contre la tentation de décoloniser la philosophie par le seul recours, sans autres formes de procès, aux « épistémologies indigènes ». Ce n’est pas sans précautions, en effet, que les intellectuel.le.s abordent les traditions, présumées imperméables au temps : plusieurs sont vécues par les Africains d’aujourd’hui (encore plus par les Africaines) comme des conservatismes réfractaires à toute critique, c’est-à-dire à la philosophie. Cela n’empêche pas que plusieurs philosophes s’y intéressent à certaines conditions, ouvrant ainsi de nouveaux horizons théoriques.

Que ce soit en pensée féministe, dé/postcoloniale ou en philosophie africaine, la considération des débats intime à rejeter la prétention de la philosophie orthodoxe à parler « depuis nulle part » et à reconnaître le caractère nécessairement situé de toute réflexion, fusse-t-elle normative. La Modernité philosophique a érigé son regard singulier au rang de catégorie référentielle pour le reste du monde, en lui ordonnant de s’y soumettre. Si cet universel surplombant est condamné à nullité par les perspectives qu’il a asservies, la déconstruction de ses fondements ne censure pas pour autant la possibilité d’un autre universel. Les philosophes africains sont particulièrement soucieux de penser leur condition historique en même temps que celle qui fait d’eux des agents du monde. En se faisant rencontrer les contributions afro-descendantes et africaines, l’analyse sociale et théorique du panafricanisme est capable de témoigner, simultanément, de l’irréductibilité d’ancrages historiques faussement présentés comme unitaires et de la possibilité, malgré tout, d’un mouvement commun vers l’universel.

En somme, depuis l’Afrique, la décolonisation épistémique ne vise pas la reconnaissance d’une série de sous-champs disciplinaires classifiés par aire culturelle, mais la reconstruction « par le bas » d’une seule pratique vocationnelle de la philosophie. Ce n’est qu’en analysant les Lumières dans leur  contexte d’émergence (l’impérialisme colonial) qu’on comprend que les idéaux de liberté, égalité, citoyenneté, cosmopolitisme, etc. ont été conçus, dès le départ, dans la ségrégation imposée par la ligne de couleur. Inversement, la Révolution haïtienne, les Conférences panafricaines ou la Conférence de Bandung nous permettent de comprendre que les vrais responsables de l’universalisation de l’universel sont ceux que la Modernité a exclus en amont…