no 11/ Déchiffrer les signes d’un monde qui vient…

Fans react during a tribute ceremony for DJ Arafat in Abidjan

*Ceci est un extrait d’un chapitre à paraître dans les Actes du Colloque sur Jean-Marc Éla tenu à Kinshasa en juin 2019. Privilégiant « l’option préférentielle pour les humbles » d’Éla, le texte propose une analyse des significations sociales du phénomène de la réussite du chanteur populaire à partir du cas de DJ Arafat à la lumière des outils développés dans la théorie critique du philosophe canado-congolais Kasereka Kavwahirehi dans son ouvrage Y’en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique, Paris, Karthala, 2018*

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II. L’espérance des humbles et le chanteur populaire

Le 12 août 2019, un accident de moto fauchait la vie du chanteur ivoirien DJ Arafat provoquant la consternation auprès de ses fans et dans le milieu artistique et un torrent médiatique d’hommages autant que de condamnations par différents acteurs de la vie publique africaine. L’immense popularité locale, continentale autant qu’internationale de DJ Arafat et du style coupé-décalé, l’intense couverture médiatique de son décès, de ses coups de gueule, de la manière dont ces fans les « Chinois » ont réagi passionnellement à sa disparition jusqu’à profaner sa tombe, ces indicateurs sont autant de signes d’une réalité qui va bien au-delà du seul chanteur. Le phénomène DJ Arafat nous dit quelque chose de l’Afrique contemporaine, et plus exactement, des rêves des laissés-pour-compte des milieux urbains. C’est donc à titre exemplaire[1] parmi les vedettes de musique populaire, figures par excellence d’une réussite sociale et financière, que je m’attarderai à une analyse que facilite la profusion d’écrits, de vidéos, de communiqués, de réactions sur les réseaux sociaux depuis la mort du chanteur.

Outre son empreinte musicale qui ne sera pas explorée ici, ce sont la personnalité du chanteur, son irrévérence, ses talents de danseur et de chorégraphe, son infatuation, ses provocations et son exhibition sur les réseaux sociaux qui fascinent autant ses laudateurs que ses détracteurs. La démarche de philosophie sociale que préconise Kasereka Kavwahirehi ne consiste pas à poser une analyse de ce qui se dit textuellement dans les performances de l’artiste, les conditions de son émergence, l’imagination ou les fantasmes véhiculés dans sa production musicale, mais à proposer une interprétation susceptible de rendre explicite la quête qui pointe derrière des manifestations hétérogènes, matérialistes, souvent misogynes voire parfois violentes. Autrement dit, il convient de chercher dans un au-delà des apparences une utopie sociale y compris lovée sous le masque d’une subversion. En adoptant la disparition du chanteur comme la caisse de résonnance d’une parole autrement inaudible, la suite de ce texte se risque à cet effort herméneutique.

DJ Arafat évoque ouvertement les conditions sociales d’une enfance difficile qui permettent d’une part d’éclairer l’esthétique, les symboles et les codes mobilisés dans son art et, d’autre part, son succès, voire son ascendant, sur les Chinois. Ange Didier Houon naît au sein d’une famille de musiciens dans une banlieue populaire d’Abidjan. Exposant publiquement sa relation difficile avec sa mère Tina Glamour, chanteuse connue, il dit d’elle que « ma maman marchait avant avec John Pololo, elle était dans tous les mouvements de nouchi. Ils ont dit qu’elle était bordelle et que c’était une pute. Lorsque je partais à l’école, on disait voici l’enfant de la pute. J’ai donc décidé d’arrêter d’aller à l’école […] Je me suis concentré sur la musique et j’ai pris la vie de la rue » (Yeclo, 2019). Parfois présenté comme un « Robin des villes », Pololo l’est le plus souvent comme le mauvais garçon adoubé du voyou le moins scrupuleux et le plus célèbre de sa génération, « une sorte de superstar des rues ivoiriennes que les décennies 1980 et 1990 ont produit » (Yao, 2017, p.98). De l’âge de 11 ans jusqu’à ce que sa carrière soit lancée avec le tube Hommage à Jonathan (2003) alors qu’il avait 17 ans, DJ Arafat « se débrouille » donc dans la commune de Yopougon, s’initiant à la drogue et au banditisme de quartier. « Avant, j’étais le petit nouchi dans la rue ô », résume-t-il dans sa chanson Peti Nouchi.

Il convient de s’appesantir sur ces références à la rue, au quartier et aux nouchis. D’après Séverin Kouamé Yao, lorsqu’au début des années 1980 s’essouffle le miracle économique de la Côte-d’Ivoire houphouëtiste, l’abandon à eux-mêmes des derniers maillons de la redistribution sociale et l’impossible insertion professionnelle de la jeunesse urbaine laissent place à une désespérance sociale que cherche à apaiser la structuration en bandes d’enfants mis-au-ban de leur famille et de la société. « Nombre de ces jeunes […] sont en crise de reconnaissance et de valorisation sociale […] le groupe devient un refuge de choix, les modèles d’autorité et de promotion individuelle qu’ils remettent en cause ou qui leur manquent y étant mis en scène » (Yao, 2017, p. 101). Ensemble, ces jeunes radiés de la communauté s’inventent de nouvelles modalités de production identitaire, à la marge, où la musique et le cinéma occupent une place importante. À mesure que s’installent la crise financière, la crise politico-militaire et la guerre, ces enfants-adolescents des rues appelés nouchis, ziguéhis et aujourd’hui les « microbes » s’imposent dans le paysage urbain autant qu’ils s’effacent durablement des préoccupations politiques.

Communication marketing autant qu’élément biographique, DJ Arafat se définit comme un survivant de ces ghettos et leur emprunte ses codes et ses attitudes pour régler des comptes avec ses concurrents, sa famille et la société. Mise en scène d’actes guerriers (battles), bravades, exhibition de biens matériels (liasses d’argent, vêtements griffés), objectivation des femmes, cette relation primordiale à la culture de la rue comme lieu d’agrégation des frustrations liées au déclassement et à la disqualification sociales éclaire le son, le langage, les images, les symboles produits par l’artiste.  « Son Coupé Décalé devient le réceptacle du parler en langue psychédélique des pasteurs évangéliques et des crieurs ambulants […]. Les sons du Yôrô sont dès lors, le prolongement retentissant de la rue ivoirienne où les klaxons des Wôrô-wôrô et des Gbakas synthétisent le malaise d’une société déjantée qui crie pour ne plus se comprendre » (Tailly, 2019).

La référence à cette culture de la rue ne pourrait être plus claire que dans le clip Dangereux (2018) tourné dans la commune d’Abobo, réputée fief des bandes de rue les plus redoutées de la capitale. Armes à feu au poing, à la tête d’un cortège constitué de fiers-à-bras enfourchant leurs motos ou au centre d’une horde de plusieurs centaines de supporters grisés de testostérone[2], sous les acclamations de ferveur, le chanteur se démarque, preuve en selfie, comme l’élément fédérateur d’un attroupement duquel se dégage une ambiance de fortes tensions. « T’as pas dit que tu es dangereux? Mais t’as vu c’est qui le Dangôro, Petit tout le monde sait que t’es un peureux, Mais tu peux rien devant Yôrôbô […] Mon petit, il faut pas me tester, Beaucoup ont essayé, ils sont restés, Si vous voulez vous venger, Venez voir le maitre eh ». Que ce soit dans le geste, la danse, le verbe, sur le mode sublimé de la rixe, Arafat entend s’imposer comme le maître d’Abidjan (et au-delà), se décline comme « Commandant », « Tueur de taureaux », « Termistocle », « César », « Dictateur », « Zeus » (McChaîne, 2017), unique occupant de la scène ivoirienne. Il chante et danse avec ceux qui, comptés pour rien par ceux d’en haut, fusionnent en sa musique.  La crainte de rester dans l’invisibilité sociale semble être un trauma profond […] nombre de ces [jeunes] […] semblent avoir en commun un besoin quasi inextinguible de sortir des profondeurs de l’anonymat dans lequel leurs conditions sociales semblent les confiner (Yao, 2017, p. 106). En rupture, ils refusent les codes et les conventions sociales, ils s’opposent, transgressent, se réinventent en imposant de nouvelles règles.

 

III. Utopie et négativité : une relation dialectique

Quelques intellectuels africains ont pris la plume pour réagir à la nouvelle retentissante du décès du chanteur et des réactions qu’il a suscité. L’onde de choc médiatique est regrettée par Achille Mbembe notamment, dont le billet « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection du troisième jour » qu’il propose au journal ivoirien Yeclo s’attarde à la pulsion de mort qui l’emporta et que la star partage incontestablement avec une fraction importante des jeunesses du continent, ces « possédés […] qui refusent la mort et sa réalité. Non en s’attaquant à ses causes profondes, mais en l’habitant dans un geste d’ingestion ». Certains se noient en mer, ajoute-t-il, d’autres disparaissent sous les sables du Sahara, d’autres encore sont achetés en Lybie : « Lui a préféré la moto. En Afrique, chacun meurt comme il peut » (2019).

Outillé de l’herméneutique utopique de Marc Bloch, Kavwahirehi ne partagerait sans doute pas cette lecture et valoriserait fermement, à l’inverse, la tâche de déchiffrer dans toutes les formes culturelles, savantes et populaires, une sémantique de l’espérance même lorsqu’elle avance masquée derrière les semblances du nihilisme. Kavwahirehi souligne que toute réalité sociale suppose un paysage du désir qui est l’image, même purement négative, d’une réalité différente : celle de l’utopie. C’est à cette dialectique entre négativité et utopie que la philosophie doit être attentive en s’intéressant aux sujets que la raison conventionnelle condamne comme non-rationnel, passion, futilité, déchet, folie.

On situe habituellement la naissance du style musical coupé-décalé dans les années 2000-2001 dans les boîtes de nuit de Paris animées par des étudiants et sans papiers ivoiriens. D’abord style de vie avant d’être structuré comme mouvement musical, ces jeunes précaires se constituent en groupes (Jet 7, Jet 8, La Cour royale de Londres, etc.) et s’affrontent dans des combats de frime : créativité vestimentaire, élégance, grands designers, dépenses immodérées, distribution de billets (le « travaillement »), etc. Comme pour le phénomène de « la sape »[3]  chez leurs aînés congolais de Kinshasa, le soin extrême porté aux apparences « semble renvoyer à la nécessité pour beaucoup […] de continuer à s’habiller et de rester élégants malgré la disqualification sociale […] » (Ayimpam et Tsambu, 2015, p. 122).

Dans l’argot ivoirien (aussi appelé le nouchi, du nom de ceux qui l’ont créé), « couper » signifie « tricher », et « décaler », « s’enfuir ». Le coupé-décalé apparaît donc dès le départ comme l’art de donner l’illusion de la respectabilité par l’ostentation de signes extérieurs de réussite sociale, mais aussi comme un refus de se livrer d’avance aux gémonies du désespoir, comme une ode à l’espérance, au bonheur (Tailly, 2019). « Le coupé-décalé […] apparaît comme né de cette urgence, […] une émancipation face à la dureté du quotidien » (Carlès et Caïozzi, 2014). Dès 2001 pendant la guerre, le style est adopté en Côte-d’Ivoire : après le couvre-feu de 17h, les jeunes préfèrent passer les nuits dans les « maquis », ces boîtes de nuit abidjanaises où le jeune DJ est repéré. Les Ivoiriens se réapproprient immédiatement la légèreté, la gaillardise et la trivialité du coupé-décalé comme le symbole d’une résistance au sacrifice exigé des gens ordinaires à l’autel de l’interminable tragédie des décennies de crise militaro-politique.

S’il faut regretter avec Mbembe, que les footballeurs, musiciens populaires, pasteurs auto-proclamés et tyrans soient sur-représentés parmi les modèles de réussite présentés à la jeunesse africaine du continent, il semble néanmoins singulièrement injustifié de le reprocher à celles et ceux-là même qui réussissent malgré tout, en ne s’étant vus garantir par le pouvoir aucune condition d’une existence sociale digne (avoir les moyens de se maintenir en santé, de s’éduquer, de se nourrir correctement, de ne pas mourir en couches ou de maladies curables, de doter et se marier, d’assurer un avenir à ses enfants, de prendre en charge ses aînés et ses dépendants, d’enterrer ses morts, etc.). Pour satisfaire aux exigences éthiques de la justice, les pouvoirs politiques devraient être en mesure de garantir l’accès à un seuil de conditions minimales requises par la dignité humaine. Or, pour des raisons impérialistes exogènes et opportunistes endogènes, l’immense majorité des dirigeants du continent est notoirement incapable, voire souvent réfractaire, d’en sécuriser la plupart aux masses déshéritées. DJ Arafat, ce n’est pas tant « l’éducation-qui-refuse-de-se faire […] au nom des « valeurs » que sont l’argent et la gloire » selon la formule de l’éditorialiste Charles Kabango, mais celle « qui-ne-peut-se-faire… C’est un sinistré-né! » (2019).

Fils et filles « de personne » nés dans des quartiers sinistrés et ayant réussi par leurs seuls talents et leur bonne étoile, ces trop nombreux misérables du 21e siècle ne se font présenter pour destin que des scénarios du pire : condamnation aux frustrations permanentes, extrême précarité, exposition permanente au risque de déclassement socio-économique, exil soumis à la répression xénophobe, inhumation dans le cimetière qu’est devenue la Méditerranée… Inversement, la réussite fulgurante et surmédiatisée des gens ordinaires, voués à l’invisibilité sociale mais parvenant malgré tout à la consécration est un pied de nez à la fatalité d’une destinée tracée par un pouvoir qui les a depuis longtemps abandonnés à eux-mêmes. L’incroyable témoignage, au contraire, d’une pulsion de vie débordante. En ce sens, la profanation de la tombe de DJ Arafat symbolise, par excellence, l’inhumation de ce sursaut d’espérance que des jeunes Chinois, incrédules, ont cherché à conjurer.

Ainsi, pour les catégories sociales urbaines condamnées d’avance par les autorités, d’une certaine manière et indépendamment des valeurs que met en scène le coupé-décalé, la réussite du chanteur populaire est un modèle à suivre. Si la mort de DJ Arafat a ébranlé tout un continent et ses diasporas – et spécialement ces jeunes de la rue qui crient leur détresse en silence dans toutes les grandes capitales du continent – c’est exactement parce que la figure du chanteur est témoin de la puissance d’agir qui est niée aux gens ordinaires, une revanche à la désespérance, l’antithèse d’une « jeunesse enfermée dans cette gigantesque prison qu’est le continent » (Mbembe, 2019)[4]. « Mais petit guerrier, un seul jour pour toi va sortir, alors ne baissez jamais les bras, Griga! Bats-toi pour avancer. La seule chose que je peux dire à tous mes fans, laissez les gens parler, laissez les gens dire tout ce qu’ils veulent » (Je gagne temps).

(IV…)

Notes

[1] On peut facilement établir des parallèles avec, par exemple, les vedettes de la scène musicale de la RDC : Papa Wemba en son époque, Kofi Olomide, Fally Ipupa…

[2] Sur plusieurs centaines de figurants, on dénombre seulement quatre femmes : une enfant, une « Maman » et deux jeunes femmes au physique androgyne.

[3] « Sape » est l’acronyme pour Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes.

[4] Après une tournée en 2005, DJ Arafat est demeuré illégalement en France pendant plus de deux ans avant d’être détenu en centre de rétention administrative puis rapatrié en Côte-d’Ivoire. Si la mobilité hors d’Afrique demeure un symbole de sa réussite[4], grand exportateur d’un son typiquement ivoirien, Arafat fait le choix de rester chez lui.

 

Références :

Ayimpam, S., & Tsambu, L. (2015). De la fripe à la sape. Migrations congolaises et modes vestimentaires. Hommes et migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, (1310), 117‑125.

Biographie de Dj Arafat. (2017). In McChaîne.

Carlès J. et Caïozzi, D. (2014). Coupé-décalé/ Robyn Orlin et James Carlès ; projet en deux actes. In Numéridanse.tv.

DJ Arafat avant sa mort : « pourquoi j’ai décidé d’arrêter l’école ». (2019, août 14). Yeclo.

Kabango, C. (2019, août 27). Dj Arafat : spectacle macabre de l’Afrique ou héroïsation de la décadence.

K. (2018). Y en a  marre ! Philosophie et espoir social en Afrique. Paris: Karthala.

Mbembe, A. (2019, septembre 3). Achille Mbembe : « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection au troisième jour ». Yeclo.

Tailly, A. (2019, septembre 3). Alain Tailly répond à Achille Mbembe sur la profanation de Dj Arafat. Yeclo.

Yao, S. K. (2017). Nouchis, Ziguéhis et microbes d’Abidjan : déclassement et distinction sociale par la violence de rue en Côte d’Ivoire. Politique africaine, (148), 89‑107.

 

no 5/ Les baobabs ne meurent jamais

In memoriam Fabien Eboussi Boulaga (1934-2018)

EBOUSSI Boulaga
crédit photo : Alliance Fidèle Abelegue

Je n’ai pas connu personnellement Fabien Eboussi Boulaga.  La perspective avortée d’un financement de mobilité m’a fait manquer cet été l’opportunité (dont je me doutais qu’elle serait la dernière) d’un entretien avec ce monument de la philosophie tout court – et pas seulement africaine. Au concert d’éloges qui suivent et continueront de pleurer sa disparition samedi dernier, je n’ai pas souhaité ajouter ma voix, estimant n’avoir pas grand chose à dire d’édifiant. Endeuillée malgré tout par la perte d’un « fantôme » qui m’accompagne sans conteste de sa probité depuis que je me suis penchée sérieusement sur son travail (la préparation du questionnaire de l’entrevue qu’il a donné à Thinking Africa), il a bien fallu que je me pose néanmoins la question de ce qu’il avait été pour moi…

En train de rédiger un article où je citais déjà son oeuvre-maîtresse La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie (1977), j’ai entrepris de réorienter mon propos pour mieux rendre compte de sa contribution dans l’éclosion de ma propre pensée. Puis un collègue de la RDCongo m’a réclamé vivement que j’y consacre un billet sur ce blogue. Parce que ma fréquentation de Fabien Eboussi Boulaga s’est limitée à ses écrits, il sera donc question ici de l’héritage intellectuel qu’il nous lègue et qu’il eut le courage de défendre tout au long de sa vie*.

Fabien Eboussi Boulaga fait partie de ces auteurs pionniers, avec Marcien Towa (1971) et Paulin Hountondji (1976) notamment, qui lancèrent le bal de ce que nous connaissons rétrospectivement comme la célèbre « affaire de la philosophie africaine ». Critique corrosif de l’ethnophilosophie (1968), « cette manière typiquement coloniale (…) de comprendre l’autre derrière son dos mieux qu’il ne se comprend lui-même » (2013, p. 133), il le fut tout autant de la première génération philosophique africaine moderne et de ses prétentions à s’être émancipée du maître alors qu’elle en conservait tous les outils. Programmatique, La Crise du Muntu (1977) entreprend tout à la fois : d’identifier ce qui fait problème dans cette illusion consistant à recouvrer une « authenticité africaine » enfouie sous des couches de poussières coloniales sur lesquelles il suffirait de souffler (très fort) ; d’incriminer la « Philosophie » elle-même, comme volonté de puissance de l’épistémologie occidentale ; de réfléchir aux fondements d’une pensée autonome pour l’Africain.e, le « Muntu », affranchie simultanément de ces deux désirs de mêmeté.

C’est par à-coups que le Muntu se libérera de la colonialité épistémique imprimée par l’internalisation diffuse de la bibliothèque coloniale : de l’ « en-soi » (cette affirmation d’une unité ontologique africaine à rechercher dans des origines précoloniales, très caractéristique des premières définitions de l’ africanité/authenticité africaine), il se dépassera « pour-soi », c’est-à-dire en cohérence avec les conditions matérielles, réelles historiques, post-coloniales, de son existence. Mais il troublera encore la quiétude de cette rencontre à soi afin de faire entendre son discours, assuré et cristallin, à l’intention de tous, humains, « pour-autrui ». « Tels sont les linéaments d’une dialectique de l’authenticité, articulée sur une histoire particulière de la liberté raisonnable et ouverte sur un universel concret à faire, une authenticité qui n’est qu’à construire le temps et l’espace de son engagement le champ de l’expérience qui lui est possible dans un monde qui enveloppe le Muntu et qui est intérieur à lui tout à la fois » (1997, p. 230).

Si le Muntu tourne son visage vers l’humanité toute entière, il n’oublie jamais les risques inhérents à un universel surplombant. Eboussi, le Muntu, débusque les faux universaux, déculotte les critères d’admission/exclusion à la « Philosophie », les traque, les moque, s’en détourne, « quitte à apprendre à séjourner dans un espace sans nom » (1977). Comme dans son jouissif (pour la Nord-Américaine que je suis) « Lectures hérétiques de Rawls » (2011) où il s’en prend au monstre sacré et à sa Théorie de la justice, à laquelle il demande, avec l’aplomb d’une évidence déconcertante : « comment la logique immanente d’un mode de vie, d’un type de société historique pourrait-elle être le support d’autres sociétés historiques? Comment ce qui n’est que spécifique pourrait-il être érigé en genre exemplaire et universel (…) Il n’est ni difficile ni téméraire de faire l’hypothèse que l’expérience africaine et celles d’autres humanités comme l’indienne ou la chinoise ne sauraient être adéquatement exprimées dans et par le corps des théories occidentales de la justice et de la politique » (158-160).

Si le Muntu n’est pas intimidé par le canon autorisé de la philosophie, il ne s’agglutine pas non plus dans le particulier, dans « son » patrimoine culturel immuable. Mais Eboussi Boulaga ne fait jamais (contrairement à beaucoup d’autres auteurs), en effet, table rase des fonctions éthiques de « la tradition ». La tradition est d’abord un « modèle d’identification critique » pour le sujet qui construit avec elle son individualité au cœur d’une communauté, afin de s’y reconnaître mais aussi de s’en distinguer. Elle est aussi « mémoire vigilante » des événements traumatiques (la colonisation) qui ont anéanti l’harmonie sociale, mais aussi de ses compromissions, de son propre potentiel tyrannique. Enfin, elle est « modèle utopique d’action » en s’insérant dans le maillage complexe du rêve, de l’imagination prospective et de la conscience historique dont elle garde la mémoire.

Ce chantier auquel il a donné des orientations d’une absolue clarté il y a près d’un demi-siècle, c’est celui dont se réclament encore aujourd’hui un nombre incalculable de philosophes nés de cette réflexion visionnaire. Allergique à toute forme de lâcheté intellectuelle, Eboussi pourfendait infatigablement les « petits arrangements » que l’orgueil nous invite sans cesse à nouer avec nous-mêmes ou avec les autres. En dépit des risques, c’est l’un des rares philosophes à s’être emparé du questionnement politique à l’occasion de la mise sur pied, dans les années 1990, des conférences nationales souveraines un peu partout en Afrique noire, à avoir exploré dans ses écrits la thématique (taboue) de l’homosexualité, ou celle du sens élémentaire de « l’humain » aux lendemains des atrocités perpétrés durant le génocide rwandais.

S’il nous a certainement légué, par son oeuvre, une direction à emprunter pour la libération, des Africain.e.s d’abord mais aussi de l’humanité, il croyait trop au dynamisme de l’histoire pour que nous nous accrochions à sa mémoire comme à un radeau qui dérive. Tandis qu’il est parti rejoindre la nuit de sa vie, nous avons en priorité la responsabilité, exigeante, de nous assurer que demeure vivant son testament moral.

Faire de la philosophie « un mode de la vie »…

Montréal, le 15 octobre 2018

 

* Fabien Eboussi Boulaga quitte le sacerdoce avec éclat en 1974 après avoir pris position dans son « Bantou problématique » (1968) contre les autorités ecclésiastiques qu’il exhorte au départ des missionnaires. Plus tard, ce sont les autorités politiques qui tenteront de le museler en remettant en cause la validité de son doctorat, le contraignant un temps à l’exil en Côte-d’Ivoire.

Quelques hommages :

Akono, François-Xavier et als, « L’héritage théologique et philosophique d’Eboussi Boulaga, ancien prêtre jésuite retourné à l’état laïc », https://africa.la-croix.com/lheritage-theologique-et-philosophique-deboussi-boulaga-ancien-pretre-jesuite-retourne-a-letat-laic/

Bekolo, Jean-Pierre, interviewé sur TV5 Monde Afrique Info, https://www.facebook.com/JTAfrique/videos/303692600359599/

Kodjo-Grandvaux, Séverine, « Pourquoi il faut (re)lire Fabien Eboussi Boulaga », https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/16/pourquoi-il-faut-re-lire-fabien-eboussi-boulaga_5370215_3212.html

Mbembe, Achille, « Fabien Eboussi Boulaga, disparition d’un « inlassable veilleur » », Le Monde Afrique, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/15/fabien-eboussi-boulaga-disparition-d-un-inlassable-veilleur_5369652_3212.html

Noah-Nkul Beti, Baltazar A., « Eboussi Boulaga, Mort d’un Muntu sans fétiche de la philosophie! », https://www.facebook.com/notes/editions-cle/eboussi-boulaga-mort-dun-muntu-sans-f%C3%A9tiche-de-la-philosophie/1875047529257704/

Bibliographie sélective :

Eboussi Boulaga, Fabien (1968), « Le bantou problématique », dans Présence africaine, no 22, 2e trimestre, pp. 4-40.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticité africaine et philosophie. Paris: Présence Africaine.

Eboussi Boulaga, F. (1993), Les conférences nationales an Afrique noire, Paris : Karthala (les Afriques).

Eboussi Boulaga, F. (2006) et A.D. Olinga (dir.), Le génocide rwandais. Les interrogations des intellectuels africains, Yaoundé : Éditions CLÉ.

Eboussi Boulaga, F. (2007). « L’homosexualité au Cameroun : problème politique ». Terroirs (1-2), 5-10.

Eboussi Boulaga, F. (2007). » L’homosexualité : trois lectures pour commencer ». Terroirs (1-2), 13-43.

Eboussi Boulaga, F. (2011). « Lecture hérétique de John Rawls », dans L’affaire de la philosophie africaine: au-delà des querelles, Paris: KARTHALA Editions, pp. 151-170.

Eboussi Boulaga, F. (2011). L’affaire de la philosophie africaine: au-delà des querelles. Paris: KARTHALA Editions.

Eboussi Boulaga, F. (2013). « Raconter la couleur du temps » La philosophie africaine, hier et aujourd’hui (pp. 121‑135). Paris: L’Harmattan-Pensée africaine.

Eboussi Boulaga F. (2014), entretien accordé à Nadia Yala Kisukidi, « Poursuivre le dialogue des lieux », http://www.ruedescartes.org/articles/2014-2-poursuivre-le-dialogue-des-lieux/

Kom Ambroise (dir.), (2009), Fabien Eboussi Boulaga. La philosophie du Muntu, Paris: Karthala.