no 8/ Éditeurs commerciaux et colonialité épistémique (partie 1/2)

There is a need to face the terrible reality of Africa-based researchers who are constantly faced by paywalls, ruthlessly expensive access, and publication fees. While Africanists in western universities benefit from their institutional subscriptions, the rising costs of scientific journals are unsustainable even for Canadian universities, let alone for under-funded African academic institutions.

Il y a quelque temps paraissait sur le site d’analyse et de critique Africa is a country un billet décapant signé Haythem Guesmi intitulé « The gentrification of African studies » dont est extraite la citation en épigraphe. Le texte pose un diagnostic qui mérite d’être lu intégralement. Si mon attention s’est fixée sur la justesse de plusieurs des conclusions qui y sont tirées, je l’évoque ici surtout pour introduire ce billet sur l’accès libre que je souhaite écrire depuis longtemps. Je suis toujours étonnée en effet par le peu d’engouement de la plupart des chercheur.e.s engagé.e.s scientifiquement en faveur de la décolonisation des savoirs à promouvoir et adopter activement le libre accès comme un enjeu de première importance.

Les multinationales du savoir

On peut compter sur les doigts d’une main le nombre d’éditeurs universitaires qui, à eux seuls, se partagent la moitié du marché de l’édition savante. Entre 1986 et 2011, non seulement le prix des revues qu’ils éditent a été multiplié par 4, ils ont également réussi à imposer des conditions indécentes aux bibliothèques universitaires à la faveur du passage au numérique. À ces dernières, les éditeurs n’autorisent plus en effet l’achat de revues « à la pièce » ou alors à des coûts tellement rédhibitoires que les budgets d’établissement leur interdisent de faire de tels choix.

Plutôt, on leur propose des abonnements par « bouquets », chacun contenant un ensemble de revues de qualité et de prestige inégal. De telle sorte qu’au lieu de se doter, par exemple, de trois revues hautement convoitées, les bibliothécaires se trouvent contraints d’acquérir plusieurs dizaines de revues supplémentaires d’intérêt relatif afin de s’assurer l’accès aux dites trois revues, avec un coût correspondant à l’accroissement des acquisitions. S’en étonnerait-on, les périodiques les plus en demande par les chercheur.e.s se trouvent disséminés dans une panoplie de bouquets dont la tarification augmente par ailleurs de 10 à 20% annuellement.

En 2017, les auteurs de l’UdeM ont publié gratuitement 2544 articles chez les cinq grands éditeurs commerciaux que sont Elsevier, Wiley, Springer, Taylor & Francis et Sage. Toujours en 2017, les bibliothèques de l’UdeM ont néanmoins dû payer 3,8M$ pour accéder aux périodiques de ces cinq mêmes éditeurs… *

Leur modèle d’affaires (aussi lucratif que celui des pharmaceutiques) repose pourtant entièrement sur la production non-rémunérée d’articles produits par des chercheur.e.s ($), le plus souvent financé.e.s par des fonds publics ($$), qui lèguent au passage leurs droits d’auteurs à la revue ($$$), voient leur soumission évaluée par des pairs sollicités pour effectuer une révision bénévole ($$$$) qui, au final, ne sont accessibles que via un abonnement par les bibliothèques ($$$$$) ! Ce qu’on appelle virginalement l' »économie du savoir » repose en somme sur une économie de rente (si ce n’est un cartel?) rendue possible par la prédation des canaux de diffusion. Avec de telles pratiques léonines, autant dire sans se tromper que la plupart des institutions des Suds sont hors course des circuits transnationaux de la recherche, ce dès la ligne départ, et que les travaux produits par leurs chercheur.e.s sont sans surprise, sous-représentés au niveau mondial.

Espoirs et déboires du libre accès

Au sein de cet écosystème, le libre accès cherche à briser ce privilège et les éditeurs à but lucratif l’ont très vite compris : il est de plus en plus fréquent en effet qu’ils fassent aux auteur.e.s la proposition aberrante de débourser eux-mêmes des frais supplémentaires (qui peuvent s’élever à plusieurs milliers de dollars, selon les disciplines) s’ils souhaitent rendre leurs travaux librement accessibles. La définition formelle du « libre accès » ne s’accommode pas aussi facilement de ce petit aménagement : le « libre accès » suppose en effet l’entière gratuité, qu’elle soit monétaire ou informationnelle (lorsque le site exige votre inscription, vos noms, institutions, coordonnées, etc.). En principe, donc, les sites d’Academia.edu ou de ResearchGate.net, s’ils donnent certainement de la visibilité aux travaux et permettent de mettre en réseau un grand nombre de chercheur.e.s (et à ce titre, sont structurellement incontournables) ne sont pas stricto sensu des ressources en libre accès, même dans leur version gratuite. Leurs systèmes d’analytiques ont d’ailleurs le vilain défaut d’encourager l’appauvrissement du champ des possibles découvertes scientifiques en faisant de ce qu’ont lu les membres de votre réseau les frontières de la revue de littérature qu’il faudrait avoir couvert.

Depuis le Nord où un nombre croissant de travaux est produit sur la décolonisation des savoirs ou sur des thèmes d’intérêt pour les diasporas et leurs communautés natives, nous avons la responsabilité de ne pas verrouiller nos publications si tant est que nous accordons une valeur émancipatrice à l’éducation et à la connaissance. Si ce qui sera exposé à la suite ne résoudra certes pas le déséquilibre dans la relation de réciprocité scientifique que nous devrions viser, à moins de militer pour le « décrochage », de la recherche mondialisée, des écosystèmes de recherche des Suds (une stratégie défendable, même si je ne la partage pas), on peut au moins au Nord opposer aux options à visées commerciales deux alternatives, appelées voies « dorée » et « verte ».

La voie dorée consiste à publier directement dans une revue en accès libre qui publie les articles sous l’une ou l’autre des licences Creative Commons. Le Directory of Open Access Journal indexe des milliers de revues scientifiques de qualité en accès libre et qui suivent un processus éditorial rigoureux d’évaluation par les pairs.

La voie verte consiste quant à elle à auto-archiver ses propres publications sur son site personnel, son blogue ou sur une archive institutionnelle (d’une université, d’un centre national de recherche, etc.). Même avec une revue payante, les contrats d’édition autorisent généralement l’archivage de l’une ou l’autre des versions du texte (finale, soumise, corrigée, originale, etc.) sous réserve parfois de respecter un certain délai entre la publication et l’archivage. Dans certains cas, on peut même rendre accessible son texte en primeur antérieurement à la publication officielle dans la revue. En cas de doute sur les possibilités contenues dans le contrat d’édition, on peut consulter différents répertoires comme Sherpa/Roméo (angl.), Héloïse (fr.), Dulcinea (esp.) ou encore vérifier auprès de l’éditeur lui-même.

Parce que l’archivage institutionnel est fait par des professionnel.le.s de la préservation, la valorisation et la diffusion des savoirs, elle est à privilégier lorsque possible : grâce à leurs soins, 93% des archives institutionnelles sont indexées sur le moteur de recherche Google Scholar, par exemple, ce que l’auto-archivage « à la mitaine » ne permettra jamais d’atteindre.

Avec son programme Horizon 2020, l’Union Européenne s’est engagée dans la voie contraignante en exigeant des titulaires de fonds de recherche européen la diffusion en accès libre de leurs travaux, sous peine de sanction financière dans le cas d’un non-respect des conditions. Ces principes s’appliquent aussi officiellement aux bénéficiaires de fonds d’organismes subventionnaires canadiens, mais je connais un nombre incalculable de chercheur.e.s qui font fi de cette consigne sans que cela n’entraîne de conséquences.

Les éditeurs prédateurs

On ne peut pas conclure ce billet sans évoquer l’existence de cet autre phénomène pervers né à la faveur de la mondialisation de l’université : les éditions prédatrices. Vous est-il arrivé de recevoir un message d’une maison d’édition que vous n’avez jamais contactée et qui, s’affublant de l’épithète respectable d' »universitaire », vous annonce se réjouir de la perspective de publier votre thèse? S’il existe certainement de nouveaux éditeurs inexpérimentés qui cherchent à construire leur catalogue et vont à la pêche aux candidat.e.s, les éditeurs dits prédateurs sont le plus souvent mal intentionnés et abusent à la fois de la naïveté (ou de l’orgueil) de jeunes auteur.e.s, et de la pression universitaire à la publication à tout prix (publish or perish). Ne s’intéressant pas à la qualité ni du manuscrit ni de la publication finale, ces éditeurs ne suivent pas les procédures usuelles de l’évaluation scientifique**, mettent très peu d’efforts à la révision et mise en pages, ne remplissent pas leurs promesses de diffusion, exigent de l’argent pour vous publier, etc.

De telle sorte qu’une publication chez ce type de maison d’édition, au lieu de jouer en faveur du candidat.e. dans un CV, le discrédite au regard de ceux qui connaissent le phénomène. En cas de doute, on peut consulter l’outil créé par l’Université de Brock afin de faciliter l’identification de ces faussaires.

***

Notes et références

Les informations contenues dans ce billet sont une synthèse des connaissances acquises en fréquentant différentes conférences ou formations sur le sujet à l’Université de Montréal. Pour aller plus loin, voir en particulier le travail de Vincent Larivière, (prof. agrégé à l’EBSI (UdeM) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations et la communication savante) et de Jean-Claude Guédon.

*Communiqué du 26 octobre 2018 des Bibliothèques de l’Université de Montréal.

** qu’on peut certes contester, mais pas sans avoir proposé des modèles alternatifs au préalable qui garantissent une certaine scientificité à la science.

no 7/ « Dilili à Paris », un film fémonationaliste

Dilili à Paris, un film de Michel Ocelot (2018)

On doit s’inquiéter du peu d’indignation qu’a suscité le dernier film de Michel Ocelot Dilili à Paris qu’en famille nous décidions candidement d’aller voir durant ces vacances de fin d’année 2018. À nous, parents, il aura fallu visionner moins de 5 minutes avant que nous n’échangions un regard préoccupé qui aurait mieux fait de nous décider à quitter la salle. Le film s’ouvre sur un tableau de la vie quotidienne d’un village que l’on croirait tiré de son premier opus Kirikou mais qu’un zoom arrière nous fait immédiatement découvrir, stupéfaits, comme une scène… de zoo humain. D’aucune utilité au récit puisqu’on n’y revient jamais passé ces quelques minutes inaugurales, cette scène permet néanmoins à Dilili de nous apprendre qu’elle se serait embarquée clandestinement sur un navire pour assouvir ce désir ardent de traverser les mers pour venir se donner en spectacle à l’exposition coloniale de Paris, au sein d’une « troupe de théâtre » qui n’aurait d’abord pas voulu d’elle.

Car, nous apprend Michel Ocelot en entrevue, « il y a eu des côtés positifs à ces villages (…) L’Occident a vu autre chose que des Occidentaux. (…) Ces villages ont permis aux artistes occidentaux de progresser, que ce soit en arts plastiques, en danse ou en musique. Il y a eu des horreurs, mais tout n’est pas mauvais*. Autrement dit, la colonisation a eu des bienfaits (la citation dit bien pour qui) et Dilili était consentante puisqu’elle était sous contrat (sic).C’est à la célèbre militante anarchiste Louise Michel, déportée en Nouvelle-Calédonie, que la jeune héroïne doit son français des plus maniérés, celui très remarqué par les critiques du film qui passèrent tous sous silence le fait qu’on l’exigeait des « évolué.e.s » durant l’époque coloniale. Si Dilili en a aussi retenu le chant révolutionnaire le « Temps des cerises », elle ne bronche pas d’un poil lorsque, traversant des quartiers populaires dépeints comme grouillants seulement d’éclopés, d’alcooliques et de leurs femmes aux écchymoses au visage, son ami Orel la prévient : « ne deviens jamais comme eux ». Elle préfère découvrir le Paris des beaux quartiers et nouer connaissance avec une prodigieuse enfilade de personnages de l’élite culturelle, dont la superficialité du traitement n’a d’égal que la prétention à leur effet d’élévation morale.

C’est en chemin qu’on comprend que le film prétend concourir au statut de plaidoyer féministe. Défilent en effet à mi-parcours quelques figures féminines, Marie Curie, Colette, Sarah Bernard, Camille Claudel, Emma Calvé, traitées avec au moins autant de profondeur que leurs compères masculins. Après avoir longuement palabré avec Rodin, Dilili s’extasie « ça doit être bien d’être sculpteuse? » ce à quoi Camille Claudel répond d’un laconique « oui » avant qu’on passe à autre chose. Colette dénude son corps « parce qu’il est beau » et Dilili s’indigne qu’on veuille lui interdire l’accès au Moulin Rouge parce que « c’est un beau métier ». Entre les bijoux, les jolies robes, l’insouciance et le strass, ces femmes toutes s’effarent en roulant de gros yeux d’indignation bienfaisante devant le sort de fillettes, mises en esclavage dans les égoûts de Paris, par les membres d’une secte bien nommée : les Mâles-maîtres.

Car les Mâle-maîtres asservissent les femmes en les transformant en ombres d’elles-mêmes au nom d’une idéologie dont on s’attendait à ce que quelqu’un prononce le nom d' »islam » tellement l’iconographie de ces « Quatre-pattes » ne laisse aucune place à l’interprétation. Devant le maître des Mâles-maîtres, le chauffeur d’Emma Calvé, un certain Lebeuf, apprend que ces femmes-tables, couvertes d’une burka jusqu’au bout des ongles, sont ainsi rééduquées à ne pas lever la voix, à servir les hommes, à se taire, etc. pour remettre de l’ordre dans un monde qui marcherait sur la tête depuis que ces femmes accèdent à l’université. « Quand même pas toutes! » nous rassure Lebeuf, un compromis qui semble lui faire renoncer à sa conversion et le convaincre de demeurer du bon côté de l’histoire.

Implorant « Ferdinand » (vous savez, ce Ferdinand sous l’égide duquel se tint la Conférence de Berlin?) dans un allemand aussi spectaculaire qu’un extrait des Leçons sur la philosophie de l’histoire d’Hegel, Emma Calvé en appelle de sa magnanimité parce qu’il ne s’agit pas seulement de sauver les enfants « mais aussi, la civilisation » (gros plan). Le film se clôt alors sur l’évasion réussie des petites filles du monde entier qu’Emma Calvé accueille, en bonne maternaliste, par des sobriquets aussi agaçants que ridicules avant de réapparaître au générique pour nous renseigner sur leur montée en humanité « dans nos écoles ». Car on le sait depuis au moins les conquêtes napoléoniennes, l’éducation républicaine a la fonction d’élever universellement à la Civilisation…

Outre le soin habituel apporté à la réalisation et la mise en valeur de la ville-lumière, c’est la banalité nostalgique d’un racisme qui s’ignore qui est remarquable dans ce film. Le blanc seing conféré à Michel Ocelot, y compris en Afrique, depuis la sortie de son film Kirikou a fait passer sous le radar de la critique un film fémonationaliste qui ne s’encombre ni des nuances ni de l’actualité des débats sur l’exigence à décoloniser les imaginaires.

Et tant pis si, même son féminisme, se décline en fillettes qui font tourner leurs robes à froufrous pour le plaisir du spectateur…

* »Michel Ocelot revient avec Dilili à Paris: « Je veux choquer un petit peu les gens » », 11/06/2018, BFM.TV, https://bit.ly/2ENnmoB

no 6/ Par-delà (?) la « race »

Dans des contextes et à destination d’auditoires relativement hétérogènes, les deux dernières semaines m’ont offert l’occasion de prononcer quatre conférences (liens à venir) touchant à des notions ou des approches philosophiques susceptibles de nous éclairer sur ce monstre qui, bien qu’il n’ait évidemment jamais disparu, tend à se banaliser à des niveaux inquiétants : le racisme.

Je partage ici la bibliographie des sources que j’y ai évoquées ou qui m’ont permis de préparer ces présentations. Si le texte est en accès libre, un lien vous achemine vers lui ; sinon, vers une recension, une vidéo, un podcast, etc.

Bibliographie

Berenstain, Nora (novembre 2016), « Epistemic Exploitation », Ergo, an Open Access Journal of Philosophy, vol. 3, n°20170208

Bessone, Magali (2013). Sans distinction de race? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques. Paris: Vrin.

Bessone, Magali et Sabbagh, D. (dir.). (2015). Race, racisme, discriminations. Anthologie de textes fondamentaux. Paris: Hermann éditeur.

Déclarations d’experts sur les questions de race, « Question des races » (20 juill. 1950), UNESCO/SS/1

Diagne, Souleymane Bachir (2016), « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre », Présence africaine (1), 11-19.

Diagne, Souleymane Bachir et Jean-Loup Amselle (2018), En quête d’Afrique(s), chapitre « De quelques questions contemporaines », pp.209-304.

Diagne, Souleymane Bachir. (2017). « Pour un universel vraiment universel », dans A. Mbembe & F. Sarr (Eds.), Écrire l’Afrique-Monde (pp. 71-78). Dakar: Jimsann, Philippe Rey.

Dotson, Kristie (avril 2014), « Conceptualizing Epistemic Oppression », Social Epistemology, vol. 28, n°2, p. 115-138.

Du Bois, W. E. B. (1900), « Address to the Nations of the World »,  Foner  (1970), 124-127.

Du Bois, W. E. B. (1903). Souls of Black Folk. New York: Dover Publications.

Du Bois, W. E. B. (2006). The Conservation of Races (1897). [La préservation des races (1897)]. Raisons politiques, 21(1), 117-130.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticite africaine et philosophie. Paris: Presence Africaine.

Fricker, Miranda (2007). Epistemic Injustice : Power And The Ethics Of Knowing. Oxford; New York: Oxford University Press.

Glissant, Édouard (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

Guillaumin, Colette (1972), L’idéologie raciste, Paris: Gallimard.

Mbembe, Achille (2000), « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, 77(1), 16-43.

Mbembe, Achille (2016), Politiques de l’inimité, La Découverte.

Mbembe, Achille et Sarr, Felwine (dir.) (2017). Écrire l’Afrique-Monde. Dakar et St-Louis-du-Sénégal: Philippe Rey / Jimsaan.

Medina, José (2012), The Epistemology of Resistance, Oxford, Oxford University Press.

Mills, Charles W. (2007), « White Ignorance » dans S. Sullivan et N. Tuana (dir.), Race and epistemologies of ignorance (pp. 11-38). Albany: State University of New York Press.

Mills, C. W. (1997). The Racial Contract. Ithaca: Cornell University Press.

Mudimbe, V. Y. (1988). The Invention Of Africa: Gnosis, Philosophy, And The Order Of Knowledge. Bloominton, Ind.: Indiana University Press.

Mudimbe, V. Y. (1994). The idea of Africa. Bloomington: Indiana Univ. Press (en google book, une recension)

Sarr, Felwine (2017), Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, collection Cadastres.

no 5/ Les baobabs ne meurent jamais

In memoriam Fabien Eboussi Boulaga (1934-2018)

EBOUSSI Boulaga
crédit photo : Alliance Fidèle Abelegue

Je n’ai pas connu personnellement Fabien Eboussi Boulaga.  La perspective avortée d’un financement de mobilité m’a fait manquer cet été l’opportunité (dont je me doutais qu’elle serait la dernière) d’un entretien avec ce monument de la philosophie tout court – et pas seulement africaine. Au concert d’éloges qui suivent et continueront de pleurer sa disparition samedi dernier, je n’ai pas souhaité ajouter ma voix, estimant n’avoir pas grand chose à dire d’édifiant. Endeuillée malgré tout par la perte d’un « fantôme » qui m’accompagne sans conteste de sa probité depuis que je me suis penchée sérieusement sur son travail (la préparation du questionnaire de l’entrevue qu’il a donné à Thinking Africa), il a bien fallu que je me pose néanmoins la question de ce qu’il avait été pour moi…

En train de rédiger un article où je citais déjà son oeuvre-maîtresse La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie (1977), j’ai entrepris de réorienter mon propos pour mieux rendre compte de sa contribution dans l’éclosion de ma propre pensée. Puis un collègue de la RDCongo m’a réclamé vivement que j’y consacre un billet sur ce blogue. Parce que ma fréquentation de Fabien Eboussi Boulaga s’est limitée à ses écrits, il sera donc question ici de l’héritage intellectuel qu’il nous lègue et qu’il eut le courage de défendre tout au long de sa vie*.

Fabien Eboussi Boulaga fait partie de ces auteurs pionniers, avec Marcien Towa (1971) et Paulin Hountondji (1976) notamment, qui lancèrent le bal de ce que nous connaissons rétrospectivement comme la célèbre « affaire de la philosophie africaine ». Critique corrosif de l’ethnophilosophie (1968), « cette manière typiquement coloniale (…) de comprendre l’autre derrière son dos mieux qu’il ne se comprend lui-même » (2013, p. 133), il le fut tout autant de la première génération philosophique africaine moderne et de ses prétentions à s’être émancipée du maître alors qu’elle en conservait tous les outils. Programmatique, La Crise du Muntu (1977) entreprend tout à la fois : d’identifier ce qui fait problème dans cette illusion consistant à recouvrer une « authenticité africaine » enfouie sous des couches de poussières coloniales sur lesquelles il suffirait de souffler (très fort) ; d’incriminer la « Philosophie » elle-même, comme volonté de puissance de l’épistémologie occidentale ; de réfléchir aux fondements d’une pensée autonome pour l’Africain.e, le « Muntu », affranchie simultanément de ces deux désirs de mêmeté.

C’est par à-coups que le Muntu se libérera de la colonialité épistémique imprimée par l’internalisation diffuse de la bibliothèque coloniale : de l’ « en-soi » (cette affirmation d’une unité ontologique africaine à rechercher dans des origines précoloniales, très caractéristique des premières définitions de l’ africanité/authenticité africaine), il se dépassera « pour-soi », c’est-à-dire en cohérence avec les conditions matérielles, réelles historiques, post-coloniales, de son existence. Mais il troublera encore la quiétude de cette rencontre à soi afin de faire entendre son discours, assuré et cristallin, à l’intention de tous, humains, « pour-autrui ». « Tels sont les linéaments d’une dialectique de l’authenticité, articulée sur une histoire particulière de la liberté raisonnable et ouverte sur un universel concret à faire, une authenticité qui n’est qu’à construire le temps et l’espace de son engagement le champ de l’expérience qui lui est possible dans un monde qui enveloppe le Muntu et qui est intérieur à lui tout à la fois » (1997, p. 230).

Si le Muntu tourne son visage vers l’humanité toute entière, il n’oublie jamais les risques inhérents à un universel surplombant. Eboussi, le Muntu, débusque les faux universaux, déculotte les critères d’admission/exclusion à la « Philosophie », les traque, les moque, s’en détourne, « quitte à apprendre à séjourner dans un espace sans nom » (1977). Comme dans son jouissif (pour la Nord-Américaine que je suis) « Lectures hérétiques de Rawls » (2011) où il s’en prend au monstre sacré et à sa Théorie de la justice, à laquelle il demande, avec l’aplomb d’une évidence déconcertante : « comment la logique immanente d’un mode de vie, d’un type de société historique pourrait-elle être le support d’autres sociétés historiques? Comment ce qui n’est que spécifique pourrait-il être érigé en genre exemplaire et universel (…) Il n’est ni difficile ni téméraire de faire l’hypothèse que l’expérience africaine et celles d’autres humanités comme l’indienne ou la chinoise ne sauraient être adéquatement exprimées dans et par le corps des théories occidentales de la justice et de la politique » (158-160).

Si le Muntu n’est pas intimidé par le canon autorisé de la philosophie, il ne s’agglutine pas non plus dans le particulier, dans « son » patrimoine culturel immuable. Mais Eboussi Boulaga ne fait jamais (contrairement à beaucoup d’autres auteurs), en effet, table rase des fonctions éthiques de « la tradition ». La tradition est d’abord un « modèle d’identification critique » pour le sujet qui construit avec elle son individualité au cœur d’une communauté, afin de s’y reconnaître mais aussi de s’en distinguer. Elle est aussi « mémoire vigilante » des événements traumatiques (la colonisation) qui ont anéanti l’harmonie sociale, mais aussi de ses compromissions, de son propre potentiel tyrannique. Enfin, elle est « modèle utopique d’action » en s’insérant dans le maillage complexe du rêve, de l’imagination prospective et de la conscience historique dont elle garde la mémoire.

Ce chantier auquel il a donné des orientations d’une absolue clarté il y a près d’un demi-siècle, c’est celui dont se réclament encore aujourd’hui un nombre incalculable de philosophes nés de cette réflexion visionnaire. Allergique à toute forme de lâcheté intellectuelle, Eboussi pourfendait infatigablement les « petits arrangements » que l’orgueil nous invite sans cesse à nouer avec nous-mêmes ou avec les autres. En dépit des risques, c’est l’un des rares philosophes à s’être emparé du questionnement politique à l’occasion de la mise sur pied, dans les années 1990, des conférences nationales souveraines un peu partout en Afrique noire, à avoir exploré dans ses écrits la thématique (taboue) de l’homosexualité, ou celle du sens élémentaire de « l’humain » aux lendemains des atrocités perpétrés durant le génocide rwandais.

S’il nous a certainement légué, par son oeuvre, une direction à emprunter pour la libération, des Africain.e.s d’abord mais aussi de l’humanité, il croyait trop au dynamisme de l’histoire pour que nous nous accrochions à sa mémoire comme à un radeau qui dérive. Tandis qu’il est parti rejoindre la nuit de sa vie, nous avons en priorité la responsabilité, exigeante, de nous assurer que demeure vivant son testament moral.

Faire de la philosophie « un mode de la vie »…

Montréal, le 15 octobre 2018

 

* Fabien Eboussi Boulaga quitte le sacerdoce avec éclat en 1974 après avoir pris position dans son « Bantou problématique » (1968) contre les autorités ecclésiastiques qu’il exhorte au départ des missionnaires. Plus tard, ce sont les autorités politiques qui tenteront de le museler en remettant en cause la validité de son doctorat, le contraignant un temps à l’exil en Côte-d’Ivoire.

Quelques hommages :

Akono, François-Xavier et als, « L’héritage théologique et philosophique d’Eboussi Boulaga, ancien prêtre jésuite retourné à l’état laïc », https://africa.la-croix.com/lheritage-theologique-et-philosophique-deboussi-boulaga-ancien-pretre-jesuite-retourne-a-letat-laic/

Bekolo, Jean-Pierre, interviewé sur TV5 Monde Afrique Info, https://www.facebook.com/JTAfrique/videos/303692600359599/

Kodjo-Grandvaux, Séverine, « Pourquoi il faut (re)lire Fabien Eboussi Boulaga », https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/16/pourquoi-il-faut-re-lire-fabien-eboussi-boulaga_5370215_3212.html

Mbembe, Achille, « Fabien Eboussi Boulaga, disparition d’un « inlassable veilleur » », Le Monde Afrique, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/15/fabien-eboussi-boulaga-disparition-d-un-inlassable-veilleur_5369652_3212.html

Noah-Nkul Beti, Baltazar A., « Eboussi Boulaga, Mort d’un Muntu sans fétiche de la philosophie! », https://www.facebook.com/notes/editions-cle/eboussi-boulaga-mort-dun-muntu-sans-f%C3%A9tiche-de-la-philosophie/1875047529257704/

Bibliographie sélective :

Eboussi Boulaga, Fabien (1968), « Le bantou problématique », dans Présence africaine, no 22, 2e trimestre, pp. 4-40.

Eboussi Boulaga, F. (1977). La crise du Muntu : authenticité africaine et philosophie. Paris: Présence Africaine.

Eboussi Boulaga, F. (1993), Les conférences nationales an Afrique noire, Paris : Karthala (les Afriques).

Eboussi Boulaga, F. (2006) et A.D. Olinga (dir.), Le génocide rwandais. Les interrogations des intellectuels africains, Yaoundé : Éditions CLÉ.

Eboussi Boulaga, F. (2007). « L’homosexualité au Cameroun : problème politique ». Terroirs (1-2), 5-10.

Eboussi Boulaga, F. (2007). » L’homosexualité : trois lectures pour commencer ». Terroirs (1-2), 13-43.

Eboussi Boulaga, F. (2011). « Lecture hérétique de John Rawls », dans L’affaire de la philosophie africaine: au-delà des querelles, Paris: KARTHALA Editions, pp. 151-170.

Eboussi Boulaga, F. (2011). L’affaire de la philosophie africaine: au-delà des querelles. Paris: KARTHALA Editions.

Eboussi Boulaga, F. (2013). « Raconter la couleur du temps » La philosophie africaine, hier et aujourd’hui (pp. 121‑135). Paris: L’Harmattan-Pensée africaine.

Eboussi Boulaga F. (2014), entretien accordé à Nadia Yala Kisukidi, « Poursuivre le dialogue des lieux », http://www.ruedescartes.org/articles/2014-2-poursuivre-le-dialogue-des-lieux/

Kom Ambroise (dir.), (2009), Fabien Eboussi Boulaga. La philosophie du Muntu, Paris: Karthala.

 

no 4/ S’initier à la philosophie africaine contemporaine

Pour les novices qui ne sauraient pas par où commencer, il existe de nos jours plusieurs ressources accessibles en ligne permettant d’acquérir, sans trop d’efforts, quelques bases de la discipline de la philosophie africaine telle qu’elle se pratique actuellement. Sans logique particulière aucheck listtre que le caractère introductoire, la durée d’un enregistrement ou la longueur d’un texte (suffisamment longs pour que l’élaboration d’arguments ne restent pas superficielle), j’ai listé ici quelques unes d’entre celles que je trouve utile pour se faire une idée générale des différents courants, des débats principaux, des sous-domaines de spécialisation, etc., en français et anglais.

Décoloniale dans son approche, la philosophie africaine est par nature transdisciplinaire: on ne s’étonnera donc pas de retrouver dans cette liste des ressources que certains préféreraient enfermer à l’intérieur de l’enclos d’autres domaines que celui de la philosophie.

  • Cycle de six conférences d’introduction à la philosophie africaine par Franklin Nyamsi à l’Université de Rennes, de près de deux heures chacune, sur les thèmes de: 1) L’Afrique comme problème philosophique ; 2) La question de la race dans la philosophie africaine ; 3) Histoire schématique de la philosophie africaine ; 4) Méthodes de la philosophie africaine ; 5) Statut du philosophe dans les sociétés africaines contemporaines ; 6) La réception internationale de la philosophie africaine.
  • Sur le site de Thinking Africa, une série d’entretiens filmés avec plusieurs penseurs contemporains du continent : dont Savadogo Mahamadé, Fabien Eboussi Boulaga, Achille Mbembe, Souleymane Bachir DiagneSeloua Louste Boulbina, etc.
  • Si la durée à elle seule était garante de la qualité du contenu, cet improbable documentaire sur la vie et l’oeuvre de V.Y. Mudimbe, Les Choses et les Mots de Mudimbe (de Jean-Pierre Bekolo) remporterait certainement la palme de l’intérêt. Passionnant pour les initiés, cet entretien de quatre heures (sic) avec l’idéateur des notions d' »invention de l’Afrique » ou de « bibliothèque coloniale » aurait néanmoins gagné en clarté si le travail de montage avait été un peu plus resserré.
  • De Mudimbe, on trouve aussi cette discussion avec Boaventura de Sousa Santos dans le cadre d’une série intitulée « Conversations of the World ».
  • Un dossier sur la philosophie africaine préparé par l’African Studies Center de Leiden, lequel accompagne un cycle de conférences sur l’ubuntu organisé en 2003, avec pour invité.e.s Mogobe B. Ramose (aussi invité de Boaventura de Sousa Santos ici), Sophie B. Oluwole, Kwasi Wiredu et Paulin J. Hountondji. On y retrouve tout un tas de ressources utiles, comme des bibliographies des titres-phares de chacun de ces  auteurs, des ouvrages plus généralistes (readers, companions, etc.) et quelques articles en accès libre tout en bas de la page.
  • Il n’aura échappé à personne que les Ateliers de la pensée de Dakar et St-Louis figurent parmi les événements les plus courus en philosophie africaine, particulièrement par les médias. Issues de la deuxième édition, on peut trouver au moins trois « Causerie avec… » Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe et Nadia Yala Kisukidi dans les archives du Point Afrique.
  • Dans la même veine, le cycle de conférences 2015-2016 de la Chaire de Création Artistique du Collège de France dont Alain Mabanckou était alors titulaire : Achille Mbembe, Françoise Vergès, Séverine Kodjo-Grandvaux, Lydie Moudileno, etc.
  • Intitulé « New York-Paris-Dakar : une philosophie en mouvement », un entretien avec Souleymane Bachir Diagne mené par Adèle Van Reth pour Les Chemins de la philosophie (France Culture). Si vous êtes comme moi, vous ne vous lassez jamais d’entendre Bachir Diagne. Vous pourrez donc le réécouter en entrevue sur Philodio, le podcast de la revue de la Société Québécoise de Philosophie, Philosophique ; ou dans cet enregistrement vidéo de la conférence qu’il a donné à Montréal au sein du cycle de conférences que j’ai organisé dans le cadre des activités de la Chaire PolEthics.
  • À cette occasion, Nadia Yala Kisukidi partageait la tribune avec une intervention intitulée « Du retour en Afrique ».
  • À épouiller, aussi, les 38 vidéos (!) généreusement mises en ligne par le professeur de l’UCAD Hadi Ba sur sa chaîne youtube, issues du Colloque-hommage à Souleymane Bachir Diagne de janvier 2018.
  • Le billet de blogue d’Anke Graness « Philosophy in Africa, a case of Epistemic Injustice in the Academia » qui provoqua dans les pages du prestigieux Daily Nous un débat des plus intéressants (pour le dire poliment).  Dans un autre article de la même autrice, « Question of Canon Fomation in Philosophy : The History of Philosophy in Africa », Graness remarque à raison que les distorsions épistémiques léguées par la raison coloniale sont invasives jusque dans l’écriture (en cours) d’une « histoire officielle » de la philosophie africaine. Des domaines entiers de la littérature critique en philosophie africaine demeure en effet relativement peu explorés pendant que tendent à se canoniser différents autres courants.
  • Cette invisibilisation est le lot des philosophies lusophones, afrophones (en langues africaines), afro-islamique ou de la philosophie féministe, notamment. Sur la philosophie féministe, qui reste un parent pauvre de la philosophie africaine et un domaine en chantier, je consacrerai un billet entier. Mais notons tout de suite que les débats sont dominés par les thèses 1) du maternalisme originel et 2) du négationniste du genre, tel que défendues par Oyeronke Oyewumi notamment, dans son aussi populaire que controversé ouvrage The Invention of Women (1997). Pour ma part, je suis convaincue par la critique que fait de ces thèses Bibi Bakare-Yusuf particulièrement : à lire, son excellente recension critique « Yoruba’s don’t do gender« 
  • Ont été récemment mis en ligne deux podcasts en anglais sur le rationaliste éthiopien du XVIIe siècle Zelda Yacob et son disciple Welda Heywat (dont le canadien Claude Sumner a d’ailleurs été l’un des rares spécialistes).
  • Ces deux épisodes font partie d’une série fort intéressante intitulée History of Africana Philosophy.  Si je retiens plus spécifiquement les enregistrements portant sur ces deux philosophes éthiopiens, c’est que pour des raisons sur lesquelles je n’épiloguerai pas ici, je ne trouve pas qu’aille de soi l’équivalence établie entre « philosophie africaine » et le concept  de « philosophie africana« , telle que définit par Lucius Outlaw.  J’y reviendrai sans doute un jour.
  • Dans une approche plus familière aux anglophones du continent qu’aux francophones africains, une entrée encyclopédique sur l’histoire de la philosophie africaine rédigée par Jonathan O. Chimakonam de l’Université Calabar au Nigéria.

Évidemment, en aucun cas ces suggestions ne sont-elles exhaustives.

À suivre, donc…

 

no 3/ Toubab et philosophe africaine?

moi 1986Il m’arrive souvent qu’on me regarde avec curiosité, qu’on s’étonne voire qu’on s’indigne de découvrir que je sois « blanche » alors que mes intérêts tournent autour de l’Afrique depuis que j’ai commencé mes recherches de maîtrise, aux alentours de 2006, dont a résulté un mémoire : L’incidence de l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un contexte néo-patrimonial : le cas du Sénégal (ici). À l’époque, c’est une inclinaison très personnelle qui m’avait poussée à choisir mon sujet de recherche et, plus précisément, le pays que j’allais examiner: j’ai passé en effet quelques années d’enfance déterminantes à Dakar dans les années 1980.

Né au pays du Levant sous protectorat français, mon père s’est établi au Québec à la fin des années 1960, quelques années après le décès du sien, survenu au moment d’embarquer dans l’avion qui l’amènerait au Congo pour fonder sa clinique médicale. Porté par une conjoncture politique et religieuse née de l’impérialisme, mon grand-père posait sans le savoir les prémisses d’une lignée familiale, son fils mon père réalisant toute sa carrière en Afrique francophone où j’ai été amenée à le rejoindre au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Je suis aujourd’hui mariée à un Congolais. Autant dire que le continent, ses littératures, ses cultures, mais aussi les mythes qui planent sur lui et que continue d’alimenter la « bibliothèque coloniale » (V.Y. Mudimbe) ont toujours fait partie de ma vie.

Comme être « noir.e », être « blanc.he » est le fruit d’un rapport social. Je suis « blanche » parce que l’histoire qui m’a précédée est celle de l’hégémonie d’une domination raciale blanche dont les tentacules se sont étendues sur l’ensemble du globe et continuent de se pratiquer sous d’autres formes aujourd’hui. Du fait de mon appartenance visible à ce groupe, certains privilèges me sont arbitrairement concédés au quotidien et au sein des institutions.

Cette domination raciale pluriséculaire a fait le monde occidental tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses avantages comparatifs en matière d’industrialisation, de militarisation, ses pouvoirs hégémoniques sur la scène internationale – bref, son racisme structurel. Cette domination a aussi légué une histoire intellectuelle et des postulats normatifs, progressivement canonisés (particulièrement en philosophie), y compris hors d’Occident. Sur eux, se déploient des efforts de décolonisation épistémique depuis au moins l’époque des Indépendances, n’en déplaise à ceux qui voient sur cet enjeu un effet de mode académique récent. À l’issue de débats ayant eu cours sur plusieurs décennies, sur la question de la « race » (et de toutes les appartenances premières en général) la philosophie africaine contemporaine se positionne en porte-à-faux des postures défendues dans le monde atlantique : elle cherche de toutes ses forces à quitter le paradigme de l’identité (raciale, noire, de l' »authentiticité », de l' »africanité », etc.).

C’est sur cet arrière-fond de débats que, lors de ma soutenance de thèse, la première parole de mon examinateur externe a consisté à me souhaiter la bienvenue au sein de la « communauté des philosophes africain.e.s ». Le choix des mots n’était pas gratuit : je n’étais pas accueillie comme spécialiste de la philosophie africaine, mais comme philosophe africaine. Dans un contexte intellectuel où les débats sur la question noire sont largement dominés par les black studies états-uniennes, j’ai voulu explorer dans un texte intitulé « Être ou passer pour Blanche et philosopher avec l’Afrique«  (ici) les complexités que mettait à nu ma positionnalité singulière, de femme universitaire (qui passe pour) blanche et philosophe avec l’Afrique des continentaux, depuis cet autre continent (américain) de la violence raciale par excellence…  En fin d’article, on peut trouver une liste de ressources pédagogiques utiles, que j’actualiserai prochainement sur ce blogue.  Le texte est paru dans un dossier « Blanc.he.s comme neige? » initié avec l’anthropologue Marie Meudec et publié en 2017 dans la revue québécoise Raisons sociales.

* « Toubab » est un terme communément employé en Afrique de l’ouest pour désigner un.e Blanc.he.

no 2/ La recension, un simple exercice?

livres bibliothèque

Le saviez-vous ? Le financement des bibliothèques universitaires (et principalement, de leurs abonnements aux revues savantes payantes) figure parmi les postes budgétaires les plus conséquents des universités. Inutile de dire que la diversité épistémique n’est que rarement la priorité des administrateurs des universités, engoncés qu’ils sont dans leurs calculs comptables, au grand dam des bibliothécaires disciplinaires*.

Au Sud, que soit en cause la gabegie des institutions ou le cortège de mesures de désinvestissement de l’État promues par les institutions prêteuses internationales, il n’est pas rare de voir les acquisitions des bibliothèques universitaires s’interrompre quelques décennies trop tôt, ou les nouveautés s’amonceler dans des réduits poussiéreux, faute que ne soit embauché suffisamment de personnel (tout court ou compétent) pour indexer correctement les arrivages.

C’est la raison pour laquelle je m’efforce de recenser régulièrement des monographies dont j’estime que le contenu promet d’être suffisamment riche pour pointer dans plusieurs directions de recherche à la fois. Même si recenser des ouvrages écrits par d’autres est un exercice chronophage assez peu valorisé dans le milieu scientifique (à moins que ce ne soit pour s’entraîner à rédiger), je sais pour l’avoir observé au courant des dernières années que mes recensions sont utiles à des étudiant.e.s, lesquel.le.s peuvent ainsi 1) se familiariser avec les principaux arguments des auteur.e.s travaillé.e.s ; et 2) décider de se procurer ou non un ouvrage parfois coûteux.

Initialement publiés sur le site de Thinking Africa, j’ai recensé à ce jour :

J’ai aussi participé à un disputatio autour de Décoloniser le féminisme de Soumaya Mestiri, pour la revue Philosophiques. Ma contribution s’intitule « Le féminisme de la frontière. Une heuristique décoloniale » : Fem_frontière_ABADIE.

Le prochain ouvrage sur ma table de travail ? Y’en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique (2018) de mon collègue congolais de l’Université d’Ottawa, Kasereka Kavwahirehi.

Une histoire à suivre…


* Aux bibliothécaires disciplinaires, dans les institutions du Nord à tout le moins, n’hésitez pas à proposer l’acquisition de nouveaux titres dans des domaines marginalisées de la philosophie. Choisissez vos suggestions de sorte qu’elles aient une vocation pédagogique pour les autres utilisateurs de la bibliothèque.  À l’Université de Montréal, je dois remercier chaudement Nino Gabrielli d’avoir considéré (et s’être procuré) chacune de mes demandes!

no 1/ Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique

keep calm

« J’aurai au moins un livre », me suis-je souvent répétée pendant ma rédaction de thèse. J’y consacrerai un jour un billet, j’ai entamé mon doctorat dans des conditions kafkaïennes et je l’ai portée à bout de bras, durant les trois premières années au moins, avec l’énergie du désespoir (pour des raisons objectivement désespérantes). Ce n’est pas par coquetterie que je termine mes remerciements par cette phrase: (…) mes pensées vont à ceux qui, sur la route, ont cru bon me signaler leur dédain vis-à-vis de mon projet de recherche avec une telle vigueur qu’il ne pouvait qu’être suspect: je leur dois la féroce détermination à poursuivre philosophiquement des convictions profondes… » S’ils venaient à passer par là, ils se reconnaîtraient.

Finalement, ma thèse « Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique. Une utopie postcoloniale », a non seulement été soutenue en avril 2018 à l’Université de Montréal, elle m’a aussi été accordée avec mention exceptionnelle (examinateur externe: Souleymane Bachir Diagne). Je travaille actuellement à faire de ce manuscrit le fameux livre qui m’a tenu motivée pendant ces dix dernières années. Ceux qui ne pourront ou ne voudront pas se procurer l’ouvrage, dont le titre provisoire est Penser métisse. Reconstruire la philosophie à partir de l’Afrique, pourront donc évidemment en retrouver les idées principales dans ma thèse que je réorganiserai autrement, en plus d’approfondir certains arguments.

Le document de thèse est accessible ici : Abadie_Delphine_2018_these

J’en parle aussi extensivement dans cette entrevue avec l’Institut Thinking Africa.

Ici, le résumé de la thèse :

Cette thèse s’intéresse aux motifs, aux conditions et aux méthodes à emprunter pour une décolonisation/reconstruction de la discipline de la philosophie à partir du point de vue qu’inspire la prise en compte de la philosophie africaine et des concepts que sont la « race » et l’« Afrique ». La décolonisation de la philosophie n’est pas synonyme d’une simple inclusion, au sein d’un cœur déjà constitué de « la » philosophie, de perspectives épistémiques historiquement marginalisées même si leur enseignement est, bien entendu, une de ses exigences. En effet, la production philosophique en Afrique témoigne d’elle-même de la profondeur du double discours que la tradition philosophique en Occident a développé sur plusieurs siècles eu égard à ceux et celles qu’elle se représente sous le signe de l’altérité radicale. De bout en bout, l’historiographie de la pensée critique africaine s’efforce de surmonter les obstacles sisyphéens auxquels sont, depuis les lendemains des Indépendances jusqu’à aujourd’hui, confrontés les intellectuels du continent pour s’émanciper des injonctions aliénantes imposées par la raison coloniale. En ce sens, le constat de l’existence et l’aveu du caractère racinaire de l’offense infligée par cette « bibliothèque coloniale » doit aussi obligatoirement mener la philosophie à l’auto-examen critique, la déconstruction de ses présupposés et la remise en cause de son canon.

Cette entreprise de déconstruction radicale exige, en particulier, de prendre au sérieux le racisme de certains auteurs du canon (Kant et Hegel sont ici examinés) afin d’élucider la fonction normative qu’occupe, dans leurs systématisations théoriques, le concept de « race » et ses effets sur les interprétations classiques que nous avons de l’égalitarisme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la liberté, l’auto-détermination, etc. L’analyse approfondie de la place des catégories raciales dans l’histoire de la pensée moderne occidentale mène à la conclusion univoque de sa centralité dans le postulat progressiste des Lumières.

Quoique leur pouvoir invasif ait été vastement exploré par les philosophes du continent, alors que s’institutionnalise progressivement le champ de la philosophie africaine, les indices par lesquels sont évalués les discours candidats à son appartenance continuent d’excommunier certains types de savoirs plus que les autres. La réflexion théorique féministe, notamment, est confrontée à ce déni de pertinence tandis que les propositions les plus en vue (c’est-à-dire, les mieux diffusées dans la recherche féministe transnationale, souvent produite dans les institutions académiques du Nord) recourent à des sur-simplifications que les continentales ont condamnées comme dangereuses pour leurs intérêts objectifs. Leurs contestations réitèrent les risques reliés à la romantisation de la puissance émancipatrice de la « tradition » per se. En ce sens, s’il n’est certainement pas interdit de réfléchir au potentiel critique lové dans les cultures ancestrales africaines, les études sur le genre, le mouvement féministe en Afrique et les philosophes s’insurgent à l’unisson contre la tentation de décoloniser la philosophie par le seul recours, sans autres formes de procès, aux « épistémologies indigènes ». Ce n’est pas sans précautions, en effet, que les intellectuel.le.s abordent les traditions, présumées imperméables au temps : plusieurs sont vécues par les Africains d’aujourd’hui (encore plus par les Africaines) comme des conservatismes réfractaires à toute critique, c’est-à-dire à la philosophie. Cela n’empêche pas que plusieurs philosophes s’y intéressent à certaines conditions, ouvrant ainsi de nouveaux horizons théoriques.

Que ce soit en pensée féministe, dé/postcoloniale ou en philosophie africaine, la considération des débats intime à rejeter la prétention de la philosophie orthodoxe à parler « depuis nulle part » et à reconnaître le caractère nécessairement situé de toute réflexion, fusse-t-elle normative. La Modernité philosophique a érigé son regard singulier au rang de catégorie référentielle pour le reste du monde, en lui ordonnant de s’y soumettre. Si cet universel surplombant est condamné à nullité par les perspectives qu’il a asservies, la déconstruction de ses fondements ne censure pas pour autant la possibilité d’un autre universel. Les philosophes africains sont particulièrement soucieux de penser leur condition historique en même temps que celle qui fait d’eux des agents du monde. En se faisant rencontrer les contributions afro-descendantes et africaines, l’analyse sociale et théorique du panafricanisme est capable de témoigner, simultanément, de l’irréductibilité d’ancrages historiques faussement présentés comme unitaires et de la possibilité, malgré tout, d’un mouvement commun vers l’universel.

En somme, depuis l’Afrique, la décolonisation épistémique ne vise pas la reconnaissance d’une série de sous-champs disciplinaires classifiés par aire culturelle, mais la reconstruction « par le bas » d’une seule pratique vocationnelle de la philosophie. Ce n’est qu’en analysant les Lumières dans leur  contexte d’émergence (l’impérialisme colonial) qu’on comprend que les idéaux de liberté, égalité, citoyenneté, cosmopolitisme, etc. ont été conçus, dès le départ, dans la ségrégation imposée par la ligne de couleur. Inversement, la Révolution haïtienne, les Conférences panafricaines ou la Conférence de Bandung nous permettent de comprendre que les vrais responsables de l’universalisation de l’universel sont ceux que la Modernité a exclus en amont…