
Sous un angle qui met en vedette l’ethnophilosophie de Placide Tempels, on a coutume de présenter le fameux débat sur l’existence de la philosophie africaine comme le tout de la discipline. Au mieux évoque-t-on parfois le dépassement de ce courant sans nécessairement identifier les tendances au sein des grands ensembles théoriques qui se discutent en philosophie africaine et qui témoignent de la vivacité d’une modernité intellectuelle endogène à l’Afrique.
Dans le cadre du projet Atopos*, à l’encontre de cette propension au rétrécissement de la pensée critique africaine, j’ai préparé un document d’introduction et de synthèse regroupant différentes contributions africaines et afrodescendantes autour de prémisses communes, caractérisant deux courants majeurs du domaine de recherche qualifiée avec Lucius Outlaw de « philosophie africana ». Le texte du module d’enseignement peut être téléchargé ici :
L’approche africana tire sa légitimité de l’étude critique de l’expérience existentielle et sociohistorique d’être noir et/ou africain. Élucidant les conditions de leur longue durée, les spécificités de l’existence africana ont émergé à un moment précis de l’histoire de l’expansion coloniale occidentale coïncidant avec l’émergence de la Modernité philosophique. La révolution haïtienne de 1804 y a également joué un rôle majeur en initiant une rupture radicale avec le paradigme esclavagiste en vigueur à l’échelle internationale.
L’anthropologie africana est mise en contraste avec le libéralisme philosophique pour qui la liberté et l’autonomie de la raison sont prises comme des propriétés proprement humaines, notamment chez Kant. En déniant l’acquisition de ces valeurs principielles aux peuples colonisés, les théories raciales telles que celle élaborée par l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl présentent la culture occidentale comme téléologie et, ce faisant, se pose comme un faux universel.
Le module explore ensuite les postulats invariants de la description de la conception africana de l’être humain. Elle est d’abord caractérisée par une approche phénoménologique de l’expérience africana, au sein de laquelle l’expérience du racisme et de la racisation occupe un rôle central. En visant le dépassement du traitement d’indignité que l’histoire a réservée à ses sujets, la philosophie africana a donc également une dimension nécessairement émancipatoire.
Deux sous-ensembles sont ensuite présentés comme 1) position forte et 2) conception ouverte de l’humanité africaine. La philosophie bantoue de Placide Tempels et l’afrocentricité de Molefi Kete Asante sont survolés comme exemplaires du premier type d’approche. Nourries par la crainte de voir l’humanité africaine enfermée dans un particularisme étroit, la pensée prospective de Souleymane Bachir Diagne et l’afropolitanisme d’Achille Mbembe sont présentés quant à eux comme illustratifs du deuxième type d’approche. Enfin, une dernière section explore la pertinence de la philosophie africana pour penser l’actualité de la restitution du patrimoine culturel africain et du phénomène global du déboulonnage des statues de figures associées à l’entreprise coloniale.
Ce plan d’enseignement est suivi d’une bibliographie commentée d’auteurs cardinaux tels que Fabien Eboussi Boulaga, Paul Gilroy, Achille Mbembe, Charles Mills et quelques autres contemporains. Sur la page web associée du CCDMD, le module est accompagné d’un diaporama, d’un questionnaire et d’une vidéo d’entretien avec Marie-Évelyne Belinga sur l’importance que représentent les matériaux du conte, du mythe et de la légende pour la pensée africana.
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* Imaginé par les professeurs du CÉGEP de Lévis-Lauzon, Benoît D’amours et Sophie Savard-Laroche, le projet Atopos est un effort de diversification de l’enseignement de la philosophie au collégial. Une quinzaine de participants ont contribué à ce projet stimulant se matérialisant en un ensemble de documents pédagogiques disponibles gratuitement en ligne sur le site du CCMD. Destinés aux enseignants soucieux d’élargir leur conception de l’être humain dans leur enseignement du cours d’anthropologie philosophique, six modules sont présentés de manière didactique : perspectives décoloniales, féministes, africana, autochtones, antispécistes et antiracistes. Il s’agit d’un outil de synthèse et de vulgarisation sans précédent.