no 4/ S’initier à la philosophie africaine contemporaine

Pour les novices qui ne sauraient pas par où commencer, il existe de nos jours plusieurs ressources accessibles en ligne permettant d’acquérir, sans trop d’efforts, quelques bases de la discipline de la philosophie africaine telle qu’elle se pratique actuellement. Sans logique particulière aucheck listtre que le caractère introductoire, la durée d’un enregistrement ou la longueur d’un texte (suffisamment longs pour que l’élaboration d’arguments ne restent pas superficielle), j’ai listé ici quelques unes d’entre celles que je trouve utile pour se faire une idée générale des différents courants, des débats principaux, des sous-domaines de spécialisation, etc., en français et anglais.

Décoloniale dans son approche, la philosophie africaine est par nature transdisciplinaire: on ne s’étonnera donc pas de retrouver dans cette liste des ressources que certains préféreraient enfermer à l’intérieur de l’enclos d’autres domaines que celui de la philosophie.

  • Cycle de six conférences d’introduction à la philosophie africaine par Franklin Nyamsi à l’Université de Rennes, de près de deux heures chacune, sur les thèmes de: 1) L’Afrique comme problème philosophique ; 2) La question de la race dans la philosophie africaine ; 3) Histoire schématique de la philosophie africaine ; 4) Méthodes de la philosophie africaine ; 5) Statut du philosophe dans les sociétés africaines contemporaines ; 6) La réception internationale de la philosophie africaine.
  • Sur le site de Thinking Africa, une série d’entretiens filmés avec plusieurs penseurs contemporains du continent : dont Savadogo Mahamadé, Fabien Eboussi Boulaga, Achille Mbembe, Souleymane Bachir DiagneSeloua Louste Boulbina, etc.
  • Si la durée à elle seule était garante de la qualité du contenu, cet improbable documentaire sur la vie et l’oeuvre de V.Y. Mudimbe, Les Choses et les Mots de Mudimbe (de Jean-Pierre Bekolo) remporterait certainement la palme de l’intérêt. Passionnant pour les initiés, cet entretien de quatre heures (sic) avec l’idéateur des notions d' »invention de l’Afrique » ou de « bibliothèque coloniale » aurait néanmoins gagné en clarté si le travail de montage avait été un peu plus resserré.
  • De Mudimbe, on trouve aussi cette discussion avec Boaventura de Sousa Santos dans le cadre d’une série intitulée « Conversations of the World ».
  • Un dossier sur la philosophie africaine préparé par l’African Studies Center de Leiden, lequel accompagne un cycle de conférences sur l’ubuntu organisé en 2003, avec pour invité.e.s Mogobe B. Ramose (aussi invité de Boaventura de Sousa Santos ici), Sophie B. Oluwole, Kwasi Wiredu et Paulin J. Hountondji. On y retrouve tout un tas de ressources utiles, comme des bibliographies des titres-phares de chacun de ces  auteurs, des ouvrages plus généralistes (readers, companions, etc.) et quelques articles en accès libre tout en bas de la page.
  • Il n’aura échappé à personne que les Ateliers de la pensée de Dakar et St-Louis figurent parmi les événements les plus courus en philosophie africaine, particulièrement par les médias. Issues de la deuxième édition, on peut trouver au moins trois « Causerie avec… » Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe et Nadia Yala Kisukidi dans les archives du Point Afrique.
  • Dans la même veine, le cycle de conférences 2015-2016 de la Chaire de Création Artistique du Collège de France dont Alain Mabanckou était alors titulaire : Achille Mbembe, Françoise Vergès, Séverine Kodjo-Grandvaux, Lydie Moudileno, etc.
  • Intitulé « New York-Paris-Dakar : une philosophie en mouvement », un entretien avec Souleymane Bachir Diagne mené par Adèle Van Reth pour Les Chemins de la philosophie (France Culture). Si vous êtes comme moi, vous ne vous lassez jamais d’entendre Bachir Diagne. Vous pourrez donc le réécouter en entrevue sur Philodio, le podcast de la revue de la Société Québécoise de Philosophie, Philosophique ; ou dans cet enregistrement vidéo de la conférence qu’il a donné à Montréal au sein du cycle de conférences que j’ai organisé dans le cadre des activités de la Chaire PolEthics.
  • À cette occasion, Nadia Yala Kisukidi partageait la tribune avec une intervention intitulée « Du retour en Afrique ».
  • À épouiller, aussi, les 38 vidéos (!) généreusement mises en ligne par le professeur de l’UCAD Hadi Ba sur sa chaîne youtube, issues du Colloque-hommage à Souleymane Bachir Diagne de janvier 2018.
  • Le billet de blogue d’Anke Graness « Philosophy in Africa, a case of Epistemic Injustice in the Academia » qui provoqua dans les pages du prestigieux Daily Nous un débat des plus intéressants (pour le dire poliment).  Dans un autre article de la même autrice, « Question of Canon Fomation in Philosophy : The History of Philosophy in Africa », Graness remarque à raison que les distorsions épistémiques léguées par la raison coloniale sont invasives jusque dans l’écriture (en cours) d’une « histoire officielle » de la philosophie africaine. Des domaines entiers de la littérature critique en philosophie africaine demeure en effet relativement peu explorés pendant que tendent à se canoniser différents autres courants.
  • Cette invisibilisation est le lot des philosophies lusophones, afrophones (en langues africaines), afro-islamique ou de la philosophie féministe, notamment. Sur la philosophie féministe, qui reste un parent pauvre de la philosophie africaine et un domaine en chantier, je consacrerai un billet entier. Mais notons tout de suite que les débats sont dominés par les thèses 1) du maternalisme originel et 2) du négationniste du genre, tel que défendues par Oyeronke Oyewumi notamment, dans son aussi populaire que controversé ouvrage The Invention of Women (1997). Pour ma part, je suis convaincue par la critique que fait de ces thèses Bibi Bakare-Yusuf particulièrement : à lire, son excellente recension critique « Yoruba’s don’t do gender« 
  • Ont été récemment mis en ligne deux podcasts en anglais sur le rationaliste éthiopien du XVIIe siècle Zelda Yacob et son disciple Welda Heywat (dont le canadien Claude Sumner a d’ailleurs été l’un des rares spécialistes).
  • Ces deux épisodes font partie d’une série fort intéressante intitulée History of Africana Philosophy.  Si je retiens plus spécifiquement les enregistrements portant sur ces deux philosophes éthiopiens, c’est que pour des raisons sur lesquelles je n’épiloguerai pas ici, je ne trouve pas qu’aille de soi l’équivalence établie entre « philosophie africaine » et le concept  de « philosophie africana« , telle que définit par Lucius Outlaw.  J’y reviendrai sans doute un jour.
  • Dans une approche plus familière aux anglophones du continent qu’aux francophones africains, une entrée encyclopédique sur l’histoire de la philosophie africaine rédigée par Jonathan O. Chimakonam de l’Université Calabar au Nigéria.

Évidemment, en aucun cas ces suggestions ne sont-elles exhaustives.

À suivre, donc…

 

no 3/ Toubab et philosophe africaine?

moi 1986Il m’arrive souvent qu’on me regarde avec curiosité, qu’on s’étonne voire qu’on s’indigne de découvrir que je sois « blanche » alors que mes intérêts tournent autour de l’Afrique depuis que j’ai commencé mes recherches de maîtrise, aux alentours de 2006, dont a résulté un mémoire : L’incidence de l’ajustement structurel sur les inégalités socio-économiques dans un contexte néo-patrimonial : le cas du Sénégal (ici). À l’époque, c’est une inclinaison très personnelle qui m’avait poussée à choisir mon sujet de recherche et, plus précisément, le pays que j’allais examiner: j’ai passé en effet quelques années d’enfance déterminantes à Dakar dans les années 1980.

Né au pays du Levant sous protectorat français, mon père s’est établi au Québec à la fin des années 1960, quelques années après le décès du sien, survenu au moment d’embarquer dans l’avion qui l’amènerait au Congo pour fonder sa clinique médicale. Porté par une conjoncture politique et religieuse née de l’impérialisme, mon grand-père posait sans le savoir les prémisses d’une lignée familiale, son fils mon père réalisant toute sa carrière en Afrique francophone où j’ai été amenée à le rejoindre au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Je suis aujourd’hui mariée à un Congolais. Autant dire que le continent, ses littératures, ses cultures, mais aussi les mythes qui planent sur lui et que continue d’alimenter la « bibliothèque coloniale » (V.Y. Mudimbe) ont toujours fait partie de ma vie.

Comme être « noir.e », être « blanc.he » est le fruit d’un rapport social. Je suis « blanche » parce que l’histoire qui m’a précédée est celle de l’hégémonie d’une domination raciale blanche dont les tentacules se sont étendues sur l’ensemble du globe et continuent de se pratiquer sous d’autres formes aujourd’hui. Du fait de mon appartenance visible à ce groupe, certains privilèges me sont arbitrairement concédés au quotidien et au sein des institutions.

Cette domination raciale pluriséculaire a fait le monde occidental tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses avantages comparatifs en matière d’industrialisation, de militarisation, ses pouvoirs hégémoniques sur la scène internationale – bref, son racisme structurel. Cette domination a aussi légué une histoire intellectuelle et des postulats normatifs, progressivement canonisés (particulièrement en philosophie), y compris hors d’Occident. Sur eux, se déploient des efforts de décolonisation épistémique depuis au moins l’époque des Indépendances, n’en déplaise à ceux qui voient sur cet enjeu un effet de mode académique récent. À l’issue de débats ayant eu cours sur plusieurs décennies, sur la question de la « race » (et de toutes les appartenances premières en général) la philosophie africaine contemporaine se positionne en porte-à-faux des postures défendues dans le monde atlantique : elle cherche de toutes ses forces à quitter le paradigme de l’identité (raciale, noire, de l' »authentiticité », de l' »africanité », etc.).

C’est sur cet arrière-fond de débats que, lors de ma soutenance de thèse, la première parole de mon examinateur externe a consisté à me souhaiter la bienvenue au sein de la « communauté des philosophes africain.e.s ». Le choix des mots n’était pas gratuit : je n’étais pas accueillie comme spécialiste de la philosophie africaine, mais comme philosophe africaine. Dans un contexte intellectuel où les débats sur la question noire sont largement dominés par les black studies états-uniennes, j’ai voulu explorer dans un texte intitulé « Être ou passer pour Blanche et philosopher avec l’Afrique«  (ici) les complexités que mettait à nu ma positionnalité singulière, de femme universitaire (qui passe pour) blanche et philosophe avec l’Afrique des continentaux, depuis cet autre continent (américain) de la violence raciale par excellence…  En fin d’article, on peut trouver une liste de ressources pédagogiques utiles, que j’actualiserai prochainement sur ce blogue.  Le texte est paru dans un dossier « Blanc.he.s comme neige? » initié avec l’anthropologue Marie Meudec et publié en 2017 dans la revue québécoise Raisons sociales.

* « Toubab » est un terme communément employé en Afrique de l’ouest pour désigner un.e Blanc.he.