no 18/ Enseigner au pluriel la philosophie africaine

page d’accueil du projet Atopos

Sous un angle qui met en vedette l’ethnophilosophie de Placide Tempels, on a coutume de présenter le fameux débat sur l’existence de la philosophie africaine comme le tout de la discipline. Au mieux évoque-t-on parfois le dépassement de ce courant sans nécessairement identifier les tendances au sein des grands ensembles théoriques qui se discutent en philosophie africaine et qui témoignent de la vivacité d’une modernité intellectuelle endogène à l’Afrique.

Dans le cadre du projet Atopos*, à l’encontre de cette propension au rétrécissement de la pensée critique africaine, j’ai préparé un document d’introduction et de synthèse regroupant différentes contributions africaines et afrodescendantes autour de prémisses communes, caractérisant deux courants majeurs du domaine de recherche qualifiée avec Lucius Outlaw de « philosophie africana ». Le texte du module d’enseignement peut être téléchargé ici :

L’approche africana tire sa légitimité de l’étude critique de l’expérience existentielle et sociohistorique d’être noir et/ou africain. Élucidant les conditions de leur longue durée, les spécificités de l’existence africana ont émergé à un moment précis de l’histoire de l’expansion coloniale occidentale coïncidant avec l’émergence de la Modernité philosophique. La révolution haïtienne de 1804 y a également joué un rôle majeur en initiant une rupture radicale avec le paradigme esclavagiste en vigueur à l’échelle internationale.

L’anthropologie africana est mise en contraste avec le libéralisme philosophique pour qui la liberté et l’autonomie de la raison sont prises comme des propriétés proprement humaines, notamment chez Kant. En déniant l’acquisition de ces valeurs principielles aux peuples colonisés, les théories raciales telles que celle élaborée par l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl présentent la culture occidentale comme téléologie et, ce faisant, se pose comme un faux universel.

Le module explore ensuite les postulats invariants de la description de la conception africana de l’être humain. Elle est d’abord caractérisée par une approche phénoménologique de l’expérience africana, au sein de laquelle l’expérience du racisme et de la racisation occupe un rôle central. En visant le dépassement du traitement d’indignité que l’histoire a réservée à ses sujets, la philosophie africana a donc également une dimension nécessairement émancipatoire.

Deux sous-ensembles sont ensuite présentés comme 1) position forte et 2) conception ouverte de l’humanité africaine. La philosophie bantoue de Placide Tempels et l’afrocentricité de Molefi Kete Asante sont survolés comme exemplaires du premier type d’approche. Nourries par la crainte de voir l’humanité africaine enfermée dans un particularisme étroit, la pensée prospective de Souleymane Bachir Diagne et l’afropolitanisme d’Achille Mbembe sont présentés quant à eux comme illustratifs du deuxième type d’approche. Enfin, une dernière section explore la pertinence de la philosophie africana pour penser l’actualité de la restitution du patrimoine culturel africain et du phénomène global du déboulonnage des statues de figures associées à l’entreprise coloniale.

Ce plan d’enseignement est suivi d’une bibliographie commentée d’auteurs cardinaux tels que Fabien Eboussi Boulaga, Paul Gilroy, Achille Mbembe, Charles Mills et quelques autres contemporains. Sur la page web associée du CCDMD, le module est accompagné d’un diaporama, d’un questionnaire et d’une vidéo d’entretien avec Marie-Évelyne Belinga sur l’importance que représentent les matériaux du conte, du mythe et de la légende pour la pensée africana.

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* Imaginé par les professeurs du CÉGEP de Lévis-Lauzon, Benoît D’amours et Sophie Savard-Laroche, le projet Atopos est un effort de diversification de l’enseignement de la philosophie au collégial. Une quinzaine de participants ont contribué à ce projet stimulant se matérialisant en un ensemble de documents pédagogiques disponibles gratuitement en ligne sur le site du CCMD. Destinés aux enseignants soucieux d’élargir leur conception de l’être humain dans leur enseignement du cours d’anthropologie philosophique, six modules sont présentés de manière didactique : perspectives décoloniales, féministes, africana, autochtones, antispécistes et antiracistes. Il s’agit d’un outil de synthèse et de vulgarisation sans précédent.

no 16/ Une décolonisation de la pensée. Études de philosophie afrocentrique, d’Ernest-Marie Mbonda

Le texte qui suit est repris d’une présentation que j’ai faite au Cercle philo de Moncton le 9 avril 2021 à l’occasion du lancement du livre d’Ernest-Marie Mbonda, Une décolonisation de la pensée. Études de philosophie afrocentrique, paru en 2021 aux presses universitaires de la Sorbonne.

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On ne saurait embrasser l’ensemble d’un livre aussi riche dans une présentation de quelques minutes et je m’excuse d’avance pour les absences et pour les sacrifices que la durée de ce genre d’exercice a exigé de moi. Je me contenterai donc d’élaborer sur trois idées qui, me semble-t-il, constituent les innovations majeures de cet essai dans le champ dans lequel il s’inscrit. Ces trois idées sont les suivantes :

  • La définition de l’afrocentrisme comme paradigme philosophique ;
  • La pertinence de l’afrocentrisme pour la décolonisation de la pensée ;
  • Une interprétation de l’afrocentrisme comme véhicule d’une utopie sociale pour l’Afrique et les Afro-descendants.

I. La première idée, qui en sous-entend plusieurs autres est que l’afrocentrisme est un paradigme philosophique…

a) plus encore, un paradigme qui fédère les différentes contributions de la philosophie africana

… la philosophie africana comprise avec Lucius Outlaw comme un parapluie disciplinaire réunissant les questionnements philosophiques afférents aux différentes expériences d’être Noirs et/ou Africains, sur le continent africain ou en diaspora. Dans la lecture qu’en propose Ernest-Marie Mbonda, l’afrocentrisme n’est pas qu’une école ou une tradition intellectuelle nord-américaine idiosyncratique, mais un paradigme philosophique en lequel se rejoignent les interrogations et les préoccupations critiques de ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie africaine, entendue comme discipline académique, d’une part, et de la philosophie africana de la diaspora, d’autre part. Un mariage qui, pour ceux qui connaissent un peu les débats, ne va pas nécessairement de soi.

On fait habituellement rétropédaler l’historiographie de l’afrocentrisme aux contributions d’auteurs afro-descendants, d’activistes, panafricanistes, militants des droits civiques, etc. actifs dans ce qu’on a appelé le Nouveau Monde, depuis la fin du 19e siècle (Frederic Douglass, Edward Wilmot Blyden, W.E.B. Du Bois, Marcus Garvey) jusqu’au 20e et 21e siècle, avec des auteurs comme Martin Bernal, Maulana Karenga, Ama Mazama, et, figure-phare du mouvement, Molefi Kete Asante.

Exception faite de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, on ne retrouve pas de penseurs dont l’expérience quotidienne africaine (au sens géographique) est contemporaine. Contre cette tendance, Ernest-Marie Mbonda rallie tout naturellement à cette généalogie conservatrice, c’est-à-dire américaine,  des philosophes comme le camerounais Fabien Eboussi Boulaga à qui il consacre deux chapitres, le kenyan Henry Odera Oruka, le ghanéen Kwasi Wiredu, le camerounais Marcien Towa ou le béninois Paulin Hountondji – et de manière générale, tous ceux qui, en Afrique se sont posé la question de l’existence et des déterminations d’une authentique philosophie africaine, affranchie du désir de reconnaissance par l’intelligentsia coloniale et ses héritiers, et nourrie par le projet d’accompagnement de l’émancipation intellectuelle de l’Afrique et des Africains. Toute la deuxième partie de Une décolonisation de la pensée est consacrée à montrer la pertinence d’une relecture de l’afrocentrisme à partir de l’Afrique.

Ainsi, sur ce trait d’union qui rejoint les rives des Afriques – au pluriel – , tous, nous montre-il, se rapportent à une motivation partagée :  la libération sociale, culturelle, politique et économique des Africains du continent et de la diaspora. Et en cela, l’ouvrage redéfinit les frontières de l’afrocentrisme comme paradigme.

b) …un paradigme philosophique, càd un modèle épistémique qui suppose une communauté de principes, de méthodes, d’arrière-fond herméneutique et de préoccupations philosophiques.

Ces principes, ces méthodes, quels sont-ils ? Le paradigme afrocentrique nous dit Mbonda poursuit une double visée :

1) La réhabilitation des discours et des agents épistémiques

…dont l’imaginaire colonial a dénié la validité. Cette posture herméneutique s’appuie sur les mêmes postulats méthodologiques que, par exemple, les études féministes, dé- ou postcoloniales et la standpoint theory en général, à savoir qu’un sujet qui expérimente une réalité ou une histoire singulière est mieux outillé pour comprendre la nature de cette expérience que ne le serait un spectateur extérieur. Il s’agit littéralement d’une inversion de la pyramide de la crédibilité traditionnellement accordée en philosophie de la connaissance, le point de vue « de nulle part » étant habituellement considéré comme nécessairement plus neutre, plus impartial.

Pour l’afrocentrisme, au contraire, les réalités africaines ne se comprennent correctement qu’à partir de la situation épistémique de laquelle elle émerge, soit l’histoire et le présent africain, et non pas essentiellement depuis un autre topos. Autrement dit, on ne s’attend ni à ce que la perspective africaine puisse expliquer l’histoire et les cultures occidentales ; ni à ce que la perspective européenne soit la meilleure porte d’entrée pour expliquer les cultures africaines.

Deuxième objectif :

2) poser un diagnostic et une critique radicale des causes et des effets d’aliénation

…de la « raison coloniale » incarnée dans l’idéal de l’universalisme surplombant que poursuit la pensée occidentale depuis la Modernité.  En s’installant dans la conviction d’une meilleure prise en charge du monde depuis une perspective réelle, incarnée, africaine, l’afrocentrisme apparaît comme une entreprise déconstructive de l’euro- et de l’occidentalocentrisme. L’afrocentrisme invite à penser le pluralisme des expériences du réel, à démultiplier les angles de vue et les situations épistémiques.

Cette entreprise apparaît clairement, par exemple, chez Molefi Kete Asante dont le travail, notamment son Afrocentric Idea ou The Painfull Demise of Eurocentrism  rétablit, sur les traces de Cheikh Anta Diop, la centralité de l’ancienne civilisation dite « Kemitique » et le complexe culturel de la vallée du Nil égyptien comme locus de référence de la perspective africaine, de la même manière que la mythologie sur les origines civilisationnelles du monde occidental se situe en Grèce ou dans la Rome antique. Le centre « afro » de l’afrocentrisme est associé à cet espace-temps historique.

Dans la première partie de son ouvrage, Ernest-Marie Mbonda revient sur la vive polémique autour de l’afrocentrisme américain, particulièrement, de la figure centrale de Molefi Kete Asante, véritable pape de l’afrocentricité – comme il préfère l’appeler. Sans précautions méthodologiques particulières, confessant sans complexe leur absence d’expertise en égyptologie, les vitupérateurs de l’afrocentrisme tels que Arthur Schlesinger ou Mary Lefkowitz se prononcent néanmoins sur une historiographie qu’il décrive comme « dangereuse », sans fondements scientifiques réels, traduisant au mieux « un désir pathologique de se donner une importance historique exceptionnelle ». Pour Anthony Kwame Appiah, la priorité accordée à l’Égypte reproduit le préjugé colonial de la préséance des cultures à écriture, avec pour conséquence, le mépris d’autres aires culturelles africaines tout aussi importantes. 

Molefi Kete Asante répond à ses critiques dans The Painfull Demise of Eurocentrism en s’éloignant du débat purement intellectuel : ultimement, la question est de savoir si la neutralité épistémique affichée par ces critiques n’est pas plutôt la marque d’une profonde aliénation culturelle. La conversation tourne à vide et les commentaires d’Ernest-Marie Mbonda relancent le débat, souvent égotique et disgracieux, en lui permettant d’emprunter une nouvelle direction. Dans le chapitre 5, Ernest ne tranche pas (reconnaissant humblement, lui, son incompétence en matière d’égyptologie) mais insiste plutôt sur la coexistence nécessaire d’une tension entre deux pôles dans l’écriture de l’histoire, de toutes les histoires : la poursuite de l’objectivité – dans la mesure où la discipline historique prétend au statut de science; mais également, l’histoire comme mémoire collective, son utilisation légitime dans la construction du sentiment national – autrement dit, l’histoire comme subjectivité.

L’hypothèse d’Ernest est que cette tension ne peut jamais se résorber complètement puisque le passé historique n’est toujours qu’une reconstruction. Cheikh Anta Diop assume cette cohabitation entre l’objectivité scientifique (il a constamment exhorté ses adversaires à le convaincre par des faits) ; et la subjectivité, puisqu’il justifie son travail par la nécessité pour l’Afrique décolonisée de construire son identité à partir d’une histoire maîtrisée.

3) …en somme, c’est en cela qu’on peut parler d’un paradigme

Ernest montre que, dans cette affaire de l’afrocentrisme – qui rappelle une autre « affaire », celle de la « philosophie africaine » – et des querelles qu’elle a suscitées, il est possible de lire un véritable paradigme qui mérite d’être réhabilité.  Ainsi, nous dit-il, ce qui donne de la crédibilité à un paradigme, ce n’est pas la doctrine qu’il viserait à établir une fois pour toute, mais la démarche qui consiste à affirmer ses postures, ses postulats, ses notions et ses approches tt en les laissant ouverts au questionnement.

La question de savoir ce que veulent dire des concepts comme « Afrique », « identité africaine », « philosophie africaine », ou l’élucidation du rôle que doit jouer l’Égypte antique dans les projections africaines de l’avenir, etc. – des questions qui sont toutes éminemment discutées en philosophie africaine autant qu’africana et de manière parfois antagonistes – reste, lorsqu’elles sont embrassées par l’étreinte large d’un paradigme, ouvertes au débat, à la discussion, à la contestation…

Je le cite :

« Le modèle afrocentrique consiste à s’affranchir de toute perspective hégémonique pour prendre l’Afrique (son histoire, sa culture, ses religions, ses valeurs, ses sagesses comme « « standpoint » des écritures africaines de soi et du monde, tout en restant ouvert à ce que d’autres centres, d’autres perspectives, permettent de comprendre de l’Afrique et du monde. C’est par cette double visée que le modèle afrocentrique peut être considéré comme une contribution à la décolonisation de la pensée et des savoirs. » (14)

II. Une décolonisation de la pensée

Autre innovation importante de ce travail, me semble-t-il, est la réhabilitation de ce paradigme essoufflé de l’afrocentrisme. Une décolonisation de la pensée. Études de philosophie afrocentrique redonne en effet pleine légitimité à ce paradigme pour participer aux débats plus récents sur la décolonisation de la philosophie et des autres formes de discours.

La troisième section de l’ouvrage propose, autour de différents thèmes, un afrocentrisme appliqué si l’on peut le dire ainsi. Dans les chapitres 10 et 11 sont élaborées les différentes manières dont on peut comprendre l’exigence théorique de la décolonisation de la pensée identifiées selon trois orientations (la déconstruction, la reconstruction et la désobéissance). Puis, Ernest-Marie Mbonda interroge concrètement les prérequis et les résistances à un véritable travail de décolonisation des curricula dans les institutions africaines.

Les chapitres qui suivent permettent d’interroger la décolonisation de diverses théories, concepts et phénomènes centraux aux études africaines et à la réalité qu’elles sont censées décrire : l’État de droit, la bonne gouvernance, le développement, la citoyenneté, etc.  La pléthore d’études menées sur les Africains par différentes agences de recherche et de développement, parce qu’elles ne visent pas l’intérêt émancipatoire de l’Afrique, ne se soucient pas nécessairement de la pertinence des concepts, des langues, des méthodes utilisées. Elles ne sont pas à proprement parler, centrées sur l’Afrique. La troisième partie de l’ouvrage montre donc comment l’afrocentrisme permet de divulguer qu’il n’est pas suffisant de s’intéresser à l’objet « Afrique » et d’auréoler son intérêt de l’épithète « décolonial » pour répondre magiquement à l’exigence d’une réelle libération épistémique.

III. Une pensée prospective

J’aimerais conclure avec cette troisième idée-force du livre de Mbonda, et pour ce faire, revenir à son tout début, à savoir à l’ouverture du livre sur une éloquente et touchante dédicace – « à nos ancêtres les Haïtiens » – une formule qui, écrite de la main d’un Camerounais, pourrait sembler de prime abord intrigante.

À ne se fier qu’aux lignées des communautés dispersées dans le monde atlantique depuis leur arrachement aux terres d’Afrique par la terreur raciale de l’esclavagisation, il est évidemment de coutume que ce soit la bénédiction des ancêtres africains qui soit évoquée par les Afro-descendants plutôt que l’inverse. Pourtant, proclamée en janvier 1804, la première république noire Haïti, issue de l’insurrection révolutionnaire d’un demi-million d’esclavagisés se réappropriant leur liberté et leur dignité contre les armées napoléoniennes, est notre ancêtre à toutes et tous. « Révolution des droits de l’homme, au-delà de la race, du territoire, elle a ébauché des contours universalistes et cosmopolites, défié les préjudices et préjugés qui ont accompagné la mise en place de l’économie-monde atlantique et remis en cause l’ordre économique et social établi par la plantation esclavagiste », comme le souligne l’historien Mamadou (Diouf, 2017, p. 38).

Autrement dit, cette « inversion » entre guillemets, « À nos ancêtres haïtiens », projette son éclairage sur une conviction qui irrigue le travail d’Ernest-Marie Mbonda. La tâche de l’afrocentrisme, qu’on le comprenne comme un projet politique, comme une tâche épistémologique, ou comme ici, « paradigme philosophique et décolonial » :

  1. n’est pas d’abord préoccupée par la restitution d’un passé génétique à réminiscence raciale qui ferait renaître, tel un phoenix, une mythologie sur les origines africaines et sur la magnificence déchue de la civilisation égypto-africaine.
  2. elle s’intéresse en premier lieu ou en creux, à travailler l’imagination utopique de l’émancipation des Noirs et des Africains, au sens où elle vise à élucider les moyens et les conditions de la reconquête d’une dignité qui n’est pas encore pleinement reconquise, après des siècles de domination faite d’esclavages, de colonisation, de racisme et des violences postcoloniales contemporaines.

Cette lecture qui insiste sur le temps de la prospective dans l’afrocentrisme offre une interprétation pour le moins originale, du moins dans la réception que reçoit habituellement la tradition afrocentrique américaine laquelle a fait l’objet de nombreuses critiques sur son communautarisme, son unanimisme, son relativisme, etc. dont – rappelons-le – Ernest-Marie Mbonda ne feint pas d’ignorer l’importance.

Je conclurai par cette citation : « Entre le déjà donné et le pas encore, entre le passé et l’à-venir, entre le rêve et la réalité : c’est dans cet espace non défini, à définir, qu’il faut sans doute situer le « centre » du modèle afrocentrique » (27).

no 15/ Debating African Philosophy. Perspectives on Identity, Decolonial Ethics and Comparative Philosophy

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Ma recension de l’ouvrage collectif publié aux éditions Routledge (2019) sous la direction de  George Hull, Debating African Philosophy. Perspectives on Identity, Decolonial Ethics and Comparative Philosophy, Routledge, 2019 est paru dans le numéro 4 (2020) de la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, pp. 550-551. 

Elle est disponible en ligne (mais pas en accès libre) sur Cairn.

En voici ma version auto-archivée :

no 14/ L’extractivisme, 12 ans plus tard

À gauche, l’Agenda des femmes 2021, éd. Remue-Ménage

Avril 2018 fut marqué par une célébration importante, celle de la fin de ma thèse, enfin soutenue après l’avoir entamé dix ans plus tôt. Dix ans plus tôt, non pas parce que je procrastinai tout ce temps, mais parce qu’elle fut interrompue par des conditions kafkaïennes qui auront volé toute ma verdeur de jeune chercheure, ma santé et plus d’heures quotidiennement que n’en ont objectivement les journées. Ma participation à un premier ouvrage collectif explorant les mécanismes de l’impérialisme canadien en Afrique – car, non, le Canada n’est pas l’ami de l’Afrique – intitulé Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique se voyait assombrie par le tourbillon médiatique et juridique (un dérisoire 11 millions de dollars réclamés en dommages et intérêts) au coeur duquel les auteur.e.s et la maison d’édition fûmes projetés jusqu’en 2013. Cinq ans après sa sortie, en dépit du fait qu’une loi ait été votée contre les poursuites-bâillons en référence à ce livre, il fut retiré de la circulation et nous nous voyions contraints de signer une entente hors cour. Le lot, en somme, de tous les cas documentés de procédures de ce type intentés contre des journalistes, chercheurs ou défenseurs des droits des communautés affectées par des activités problématiques commises par des multinationales minières. Si d’aucuns ont pu se sentir le vent de l’avant-garde en poupe, nous ne faisions tout bonnement pas exception à la règle… Encore à ce jour, des cas relayés dans l’essai refont périodiquement surface dans l’actualité, suscitant l’étonnement et l’ire du puceau, avant de disparaître à nouveau dans les tréfonds de l’oubli. Jusqu’à la prochaine fois.

Il y a un an, je voyageais au Rwanda et en République Démocratique du Congo. Ce voyage marquait l’anniversaire de cette douzaine d’années écoulées depuis que je commençai à m’intéresser à la géopolitique des Grands Lacs. Et m’y réconcilia. Il m’aura donc fallu douze ans pour faire la paix avec ce mauvais départ, les rancunes et les traumatismes, discrets mais persistants.

La réception de ce travail de compilation d’allégations pouvant aller jusqu’au soupçon de crimes contre l’humanité, lesquelles circulaient déjà dans l’espace public, aura offert plusieurs leçons magistrales à qui sait se montrer attentif. En premier lieu, il fut beaucoup plus question d’industrie minière que de toutes les autres dimensions de la domination abordées dans cet ouvrage (je travaillai personnellement sur la géopolitique des Grands Lacs, sur la rédaction de quelques études de cas et sur les chapitres incriminant les politiques canadiennes en matière d’aide au développement). Certes, les entreprises qui nous poursuivaient étaient des minières ; certes, la moitié sans doute de l’essai s’y intéressait. Mais si le public ne se préoccupa guère outre mesure de l’Afrique, c’est que, somme toute, l’extractivisme et ses méfaits sont avant tout des réalités « bien de chez nous ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’un livre sur l’Afrique devienne un best-seller au Québec n’a pas empêché que sa réception reconduise le racisme systémique.

Il fut également question ad nauseam de liberté d’expression comme principe cardinal de la noble démocratie, au détriment du fond. Moi qui ne croyais déjà pas trop en cette propagande, il fallait (militantisme oblige) constamment faire la démonstration tonitruante de sa foi inébranlable en les valeurs libérales, portées en étendard contre l’autre moitié du monde, et peu importe la légendaire relativité made in Canada de leur application en dehors des contextes occidentaux. Pourtant, nous la connaissions mieux que quiconque, cette relativité, puisque nous l’avions documentée en 348 pages… Le droit à un silence timoré que je m’octroyai ensuite durant de longues années fut une réponse mesurée à l’injonction qui m’était faite, sans relâche, à me prononcer et à me répéter sur un objet (l’industrie extractive) qui, en tant que tel, ne m’intéresse guère. Enfin, quoique des trois auteur.e.s, j’étais déjà la seule africaniste, mon avis fut le plus souvent accueilli avec la gentillesse embarrassée qu’on adresse à un scribe dépassant les frontières de sa compétence. L’important était de se montrer vindicatif et pugnace. Viril.

Après moult refus aux nombreuses invitations qui me furent faites à déterrer ce sujet, lesquelles reproduisaient l’un de ces trois biais, une proposition faite par les éditions Remue-Ménage d’écrire un court texte pour l’Agenda des femmes 2021 finit par me séduire : j’avais carte blanche. C’est donc entre les pages d’une publication féministe – on comprendra – que je renoue avec ce combat.

J’en profite pour archiver ici quelques uns des textes que j’ai écrits ou des entrevues que j’ai données à l’époque et que j’ai longtemps voulu être invisibles afin de ne pas laisser les détracteurs de ce travail m’y acculer dans l’angle de leur propre regard, exogène à mes réels intérêts.

no 13/ Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine

coverpage PHilosophiques

 

Avec mon collègue Ernest-Marie Mbonda (U. Catholique d’Afrique Centrale), nous avons dirigé le premier dossier jamais paru au Québec (à notre connaissance) entièrement consacré à la philosophie africaine, dont le titre est « Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine ».  Il est publié dans le volume 46 (automne 2019) de la revue Philosophiques, une  publication de la Société de Philosophie du Québec (SPQ).

Malgré une historiographie riche de plusieurs orientations, les imaginaires, la recherche et les débats académiques semblent parfois demeurer enfermés dans l’exigence d’un devoir-être de la philosophie africaine tout à fait caractéristique du seul moment ethnophilosophique. Pourtant, les avenues les plus récentes en philosophie africaine partagent un ensemble de présupposés qui rendent inopérante cette confrontation stérile entre un type de philosophie qui désignerait la « véritable » manière de décoloniser les épistémologies africaines, et toutes les autres formes de la philosophie en Afrique. Depuis les années 1980, on doit constater pourtant que la plupart des philosophes du continent ont emprunté des avenues qui nous éloignent de ce premier moment décolonial de l’« authenticité africaine » en internalisant les critiques développées durant les plusieurs décennies qu’a duré la fameuse querelle de la philosophie africaine. Fort de ce constat, ce numéro spécial a pour double objectif d’introduire à la philosophie africaine un lectorat peu familier de ces enjeux, en même temps que de contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine. Hébergés sur la plate-forme Érudit, les articles du dossier sont intégralement disponibles en ligne :

Dans la même veine, à lire également l’étude critique du livre de Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race qu’a préparée Pauline VERMEREN (« Penser une ontologie politique noire : race, racisme et violence d’État »).

Christian Nadeau, directeur de la revue, m’a également reçue en entrevue dans l’émission 18 du podcast Philodio. L’entretien avec Ernest-Marie Mbonda suivra.

 

no 12/ Ressources pédagogiques (5)

ressources pédago 5

Ce billet fait suite à quatre autres que j’ai précédemment publiés, soit le « Guide de survie de la recherche sans accès institutionnel » (1), « S’initier à la philosophie africaine contemporaine » (2), « Par-delà (?) la « race » (3) et « Toubab et philosophe africaine » (4).  Les billets de même nature, c’est-à-dire ceux qui hébergent du matériel pour l’enseignement et la recherche en philosophie africaine, sont réunis sous la catégorie des « Ressources pédagogiques » de mon blogue (en bas, dans la colone de droite*).   Pour faciliter leur consultation, ils seront désormais tous intitulés « Ressources pédagogiques » suivi de leur rang dans l’ordre de publication.

Les articles et chapitres en format numérique :

  • Les articles de ce Handbook of African Philosophy of Difference sont téléchargeables gratuitement.
  • Les archives de la revue Radical Philosophy qui accueillent en ces pages plusieurs articles en philosophie de la race, dé/postcoloniale et féministe.
  • Le Journal of World Philosophy qui se donne pour mandat de créer un espace commun où discuter de la manière dont les grands enjeux philosophiques, qu’ils soient d’ordre méthodologique, épistémologique, herméneutique, éthique, social ou politique, puissent être abordés dans une perspective comparative entre différentes traditions philosophiques, incluant celles minorés dans l’histoire.
  • Les Archives e-Journals Project archivent une dizaine de journaux spécialisés en études africaines. On peut y faire une recherche par revues ou par mots-clés.
  • La page Hypatia Reviews Online permet de survoler les arguments d’ouvrages féministes qu’on pourra ensuite décider de se procurer ou non, comme par exemple celui de Kathryn T. Gines Hannah Arendt and the Negro Question. Plusieurs recensions audio traitent par ailleurs de la question de la race.

Les bases et archives institutionnelles :

Les documents audiovisuels :

  • J’ai ouvert une chaîne youtube à mon nom où j’ai commencé à constituer différentes listes de lecture (playlists) par thématiques générales, pour l’instant : féminisme africain, histoire de la longue durée africaine, penser l’économique et le politique, modernité et philosophie africaine, philosophie de la race, entrevues (Thinking Africa), traite et esclavagisation. Une playlist est consacrée entièrement à certains auteurs, dont Franz Fanon, Achille Mbembe, Valentin-Yves Mudimbe et Souleymane Bachir Diagne. À l’image de ce blog, cette chaîne est évidemment destinée à rester évolutive.
  • Thinking Africa a eu la générosité de consacrer l’été dernier une heure d’entrevue filmée sur mes travaux de recherche.
  • Bien entendu, il ne faut pas rater la nomination de François-Xavier Fauvelle comme titulaire de la nouvelle Chaire permanente d’Histoire et d’Archéologie des Mondes Africains du Collège de France pour s’abreuver des différents événements (cours, conférences, colloque, leçon inaugurale) qui y sont organisés et archivés sur leur site.
  • Il faudra aussi surveiller comment sont archivées les diffusions en direct des sessions de la 3e édition des Ateliers de la pensée qui se tient au moment de rédiger ce billet, particulièrement stimulante.

Les podcasts :

En attendant de comprendre comment et sur quelle plateforme partager mes listes de lectures, je restitue ici certains podcasts écoutés ici ou là et qui m’ont semblé particulièrement édifiants :

Le(s) blog(s) :

Pour finir, à noter le blogue de la professeure de philosophie de l’université VU Amsterdam Angela Roothan qui y aborde différents sujets de philosophie africaine et enjeux relatifs à la diversification du cursus d’enseignement de la philosophie.

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*À ce sujet, n’oubliez pas de consulter également l’agenda figurant dans la colonne de gauche du bas de la page de ce blogue, laquelle réunit différents dates importantes de réception d’appels de propositions, de candidatures de postes, de conférences et d’événements pertinents. Cet agenda est régulièrement actualisé. 

 

 

no 11/ Déchiffrer les signes d’un monde qui vient…

Fans react during a tribute ceremony for DJ Arafat in Abidjan

*Ceci est un extrait d’un chapitre à paraître dans les Actes du Colloque sur Jean-Marc Éla tenu à Kinshasa en juin 2019. Privilégiant « l’option préférentielle pour les humbles » d’Éla, le texte propose une analyse des significations sociales du phénomène de la réussite du chanteur populaire à partir du cas de DJ Arafat à la lumière des outils développés dans la théorie critique du philosophe canado-congolais Kasereka Kavwahirehi dans son ouvrage Y’en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique, Paris, Karthala, 2018*

(I…)

II. L’espérance des humbles et le chanteur populaire

Le 12 août 2019, un accident de moto fauchait la vie du chanteur ivoirien DJ Arafat provoquant la consternation auprès de ses fans et dans le milieu artistique et un torrent médiatique d’hommages autant que de condamnations par différents acteurs de la vie publique africaine. L’immense popularité locale, continentale autant qu’internationale de DJ Arafat et du style coupé-décalé, l’intense couverture médiatique de son décès, de ses coups de gueule, de la manière dont ces fans les « Chinois » ont réagi passionnellement à sa disparition jusqu’à profaner sa tombe, ces indicateurs sont autant de signes d’une réalité qui va bien au-delà du seul chanteur. Le phénomène DJ Arafat nous dit quelque chose de l’Afrique contemporaine, et plus exactement, des rêves des laissés-pour-compte des milieux urbains. C’est donc à titre exemplaire[1] parmi les vedettes de musique populaire, figures par excellence d’une réussite sociale et financière, que je m’attarderai à une analyse que facilite la profusion d’écrits, de vidéos, de communiqués, de réactions sur les réseaux sociaux depuis la mort du chanteur.

Outre son empreinte musicale qui ne sera pas explorée ici, ce sont la personnalité du chanteur, son irrévérence, ses talents de danseur et de chorégraphe, son infatuation, ses provocations et son exhibition sur les réseaux sociaux qui fascinent autant ses laudateurs que ses détracteurs. La démarche de philosophie sociale que préconise Kasereka Kavwahirehi ne consiste pas à poser une analyse de ce qui se dit textuellement dans les performances de l’artiste, les conditions de son émergence, l’imagination ou les fantasmes véhiculés dans sa production musicale, mais à proposer une interprétation susceptible de rendre explicite la quête qui pointe derrière des manifestations hétérogènes, matérialistes, souvent misogynes voire parfois violentes. Autrement dit, il convient de chercher dans un au-delà des apparences une utopie sociale y compris lovée sous le masque d’une subversion. En adoptant la disparition du chanteur comme la caisse de résonnance d’une parole autrement inaudible, la suite de ce texte se risque à cet effort herméneutique.

DJ Arafat évoque ouvertement les conditions sociales d’une enfance difficile qui permettent d’une part d’éclairer l’esthétique, les symboles et les codes mobilisés dans son art et, d’autre part, son succès, voire son ascendant, sur les Chinois. Ange Didier Houon naît au sein d’une famille de musiciens dans une banlieue populaire d’Abidjan. Exposant publiquement sa relation difficile avec sa mère Tina Glamour, chanteuse connue, il dit d’elle que « ma maman marchait avant avec John Pololo, elle était dans tous les mouvements de nouchi. Ils ont dit qu’elle était bordelle et que c’était une pute. Lorsque je partais à l’école, on disait voici l’enfant de la pute. J’ai donc décidé d’arrêter d’aller à l’école […] Je me suis concentré sur la musique et j’ai pris la vie de la rue » (Yeclo, 2019). Parfois présenté comme un « Robin des villes », Pololo l’est le plus souvent comme le mauvais garçon adoubé du voyou le moins scrupuleux et le plus célèbre de sa génération, « une sorte de superstar des rues ivoiriennes que les décennies 1980 et 1990 ont produit » (Yao, 2017, p.98). De l’âge de 11 ans jusqu’à ce que sa carrière soit lancée avec le tube Hommage à Jonathan (2003) alors qu’il avait 17 ans, DJ Arafat « se débrouille » donc dans la commune de Yopougon, s’initiant à la drogue et au banditisme de quartier. « Avant, j’étais le petit nouchi dans la rue ô », résume-t-il dans sa chanson Peti Nouchi.

Il convient de s’appesantir sur ces références à la rue, au quartier et aux nouchis. D’après Séverin Kouamé Yao, lorsqu’au début des années 1980 s’essouffle le miracle économique de la Côte-d’Ivoire houphouëtiste, l’abandon à eux-mêmes des derniers maillons de la redistribution sociale et l’impossible insertion professionnelle de la jeunesse urbaine laissent place à une désespérance sociale que cherche à apaiser la structuration en bandes d’enfants mis-au-ban de leur famille et de la société. « Nombre de ces jeunes […] sont en crise de reconnaissance et de valorisation sociale […] le groupe devient un refuge de choix, les modèles d’autorité et de promotion individuelle qu’ils remettent en cause ou qui leur manquent y étant mis en scène » (Yao, 2017, p. 101). Ensemble, ces jeunes radiés de la communauté s’inventent de nouvelles modalités de production identitaire, à la marge, où la musique et le cinéma occupent une place importante. À mesure que s’installent la crise financière, la crise politico-militaire et la guerre, ces enfants-adolescents des rues appelés nouchis, ziguéhis et aujourd’hui les « microbes » s’imposent dans le paysage urbain autant qu’ils s’effacent durablement des préoccupations politiques.

Communication marketing autant qu’élément biographique, DJ Arafat se définit comme un survivant de ces ghettos et leur emprunte ses codes et ses attitudes pour régler des comptes avec ses concurrents, sa famille et la société. Mise en scène d’actes guerriers (battles), bravades, exhibition de biens matériels (liasses d’argent, vêtements griffés), objectivation des femmes, cette relation primordiale à la culture de la rue comme lieu d’agrégation des frustrations liées au déclassement et à la disqualification sociales éclaire le son, le langage, les images, les symboles produits par l’artiste.  « Son Coupé Décalé devient le réceptacle du parler en langue psychédélique des pasteurs évangéliques et des crieurs ambulants […]. Les sons du Yôrô sont dès lors, le prolongement retentissant de la rue ivoirienne où les klaxons des Wôrô-wôrô et des Gbakas synthétisent le malaise d’une société déjantée qui crie pour ne plus se comprendre » (Tailly, 2019).

La référence à cette culture de la rue ne pourrait être plus claire que dans le clip Dangereux (2018) tourné dans la commune d’Abobo, réputée fief des bandes de rue les plus redoutées de la capitale. Armes à feu au poing, à la tête d’un cortège constitué de fiers-à-bras enfourchant leurs motos ou au centre d’une horde de plusieurs centaines de supporters grisés de testostérone[2], sous les acclamations de ferveur, le chanteur se démarque, preuve en selfie, comme l’élément fédérateur d’un attroupement duquel se dégage une ambiance de fortes tensions. « T’as pas dit que tu es dangereux? Mais t’as vu c’est qui le Dangôro, Petit tout le monde sait que t’es un peureux, Mais tu peux rien devant Yôrôbô […] Mon petit, il faut pas me tester, Beaucoup ont essayé, ils sont restés, Si vous voulez vous venger, Venez voir le maitre eh ». Que ce soit dans le geste, la danse, le verbe, sur le mode sublimé de la rixe, Arafat entend s’imposer comme le maître d’Abidjan (et au-delà), se décline comme « Commandant », « Tueur de taureaux », « Termistocle », « César », « Dictateur », « Zeus » (McChaîne, 2017), unique occupant de la scène ivoirienne. Il chante et danse avec ceux qui, comptés pour rien par ceux d’en haut, fusionnent en sa musique.  La crainte de rester dans l’invisibilité sociale semble être un trauma profond […] nombre de ces [jeunes] […] semblent avoir en commun un besoin quasi inextinguible de sortir des profondeurs de l’anonymat dans lequel leurs conditions sociales semblent les confiner (Yao, 2017, p. 106). En rupture, ils refusent les codes et les conventions sociales, ils s’opposent, transgressent, se réinventent en imposant de nouvelles règles.

 

III. Utopie et négativité : une relation dialectique

Quelques intellectuels africains ont pris la plume pour réagir à la nouvelle retentissante du décès du chanteur et des réactions qu’il a suscité. L’onde de choc médiatique est regrettée par Achille Mbembe notamment, dont le billet « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection du troisième jour » qu’il propose au journal ivoirien Yeclo s’attarde à la pulsion de mort qui l’emporta et que la star partage incontestablement avec une fraction importante des jeunesses du continent, ces « possédés […] qui refusent la mort et sa réalité. Non en s’attaquant à ses causes profondes, mais en l’habitant dans un geste d’ingestion ». Certains se noient en mer, ajoute-t-il, d’autres disparaissent sous les sables du Sahara, d’autres encore sont achetés en Lybie : « Lui a préféré la moto. En Afrique, chacun meurt comme il peut » (2019).

Outillé de l’herméneutique utopique de Marc Bloch, Kavwahirehi ne partagerait sans doute pas cette lecture et valoriserait fermement, à l’inverse, la tâche de déchiffrer dans toutes les formes culturelles, savantes et populaires, une sémantique de l’espérance même lorsqu’elle avance masquée derrière les semblances du nihilisme. Kavwahirehi souligne que toute réalité sociale suppose un paysage du désir qui est l’image, même purement négative, d’une réalité différente : celle de l’utopie. C’est à cette dialectique entre négativité et utopie que la philosophie doit être attentive en s’intéressant aux sujets que la raison conventionnelle condamne comme non-rationnel, passion, futilité, déchet, folie.

On situe habituellement la naissance du style musical coupé-décalé dans les années 2000-2001 dans les boîtes de nuit de Paris animées par des étudiants et sans papiers ivoiriens. D’abord style de vie avant d’être structuré comme mouvement musical, ces jeunes précaires se constituent en groupes (Jet 7, Jet 8, La Cour royale de Londres, etc.) et s’affrontent dans des combats de frime : créativité vestimentaire, élégance, grands designers, dépenses immodérées, distribution de billets (le « travaillement »), etc. Comme pour le phénomène de « la sape »[3]  chez leurs aînés congolais de Kinshasa, le soin extrême porté aux apparences « semble renvoyer à la nécessité pour beaucoup […] de continuer à s’habiller et de rester élégants malgré la disqualification sociale […] » (Ayimpam et Tsambu, 2015, p. 122).

Dans l’argot ivoirien (aussi appelé le nouchi, du nom de ceux qui l’ont créé), « couper » signifie « tricher », et « décaler », « s’enfuir ». Le coupé-décalé apparaît donc dès le départ comme l’art de donner l’illusion de la respectabilité par l’ostentation de signes extérieurs de réussite sociale, mais aussi comme un refus de se livrer d’avance aux gémonies du désespoir, comme une ode à l’espérance, au bonheur (Tailly, 2019). « Le coupé-décalé […] apparaît comme né de cette urgence, […] une émancipation face à la dureté du quotidien » (Carlès et Caïozzi, 2014). Dès 2001 pendant la guerre, le style est adopté en Côte-d’Ivoire : après le couvre-feu de 17h, les jeunes préfèrent passer les nuits dans les « maquis », ces boîtes de nuit abidjanaises où le jeune DJ est repéré. Les Ivoiriens se réapproprient immédiatement la légèreté, la gaillardise et la trivialité du coupé-décalé comme le symbole d’une résistance au sacrifice exigé des gens ordinaires à l’autel de l’interminable tragédie des décennies de crise militaro-politique.

S’il faut regretter avec Mbembe, que les footballeurs, musiciens populaires, pasteurs auto-proclamés et tyrans soient sur-représentés parmi les modèles de réussite présentés à la jeunesse africaine du continent, il semble néanmoins singulièrement injustifié de le reprocher à celles et ceux-là même qui réussissent malgré tout, en ne s’étant vus garantir par le pouvoir aucune condition d’une existence sociale digne (avoir les moyens de se maintenir en santé, de s’éduquer, de se nourrir correctement, de ne pas mourir en couches ou de maladies curables, de doter et se marier, d’assurer un avenir à ses enfants, de prendre en charge ses aînés et ses dépendants, d’enterrer ses morts, etc.). Pour satisfaire aux exigences éthiques de la justice, les pouvoirs politiques devraient être en mesure de garantir l’accès à un seuil de conditions minimales requises par la dignité humaine. Or, pour des raisons impérialistes exogènes et opportunistes endogènes, l’immense majorité des dirigeants du continent est notoirement incapable, voire souvent réfractaire, d’en sécuriser la plupart aux masses déshéritées. DJ Arafat, ce n’est pas tant « l’éducation-qui-refuse-de-se faire […] au nom des « valeurs » que sont l’argent et la gloire » selon la formule de l’éditorialiste Charles Kabango, mais celle « qui-ne-peut-se-faire… C’est un sinistré-né! » (2019).

Fils et filles « de personne » nés dans des quartiers sinistrés et ayant réussi par leurs seuls talents et leur bonne étoile, ces trop nombreux misérables du 21e siècle ne se font présenter pour destin que des scénarios du pire : condamnation aux frustrations permanentes, extrême précarité, exposition permanente au risque de déclassement socio-économique, exil soumis à la répression xénophobe, inhumation dans le cimetière qu’est devenue la Méditerranée… Inversement, la réussite fulgurante et surmédiatisée des gens ordinaires, voués à l’invisibilité sociale mais parvenant malgré tout à la consécration est un pied de nez à la fatalité d’une destinée tracée par un pouvoir qui les a depuis longtemps abandonnés à eux-mêmes. L’incroyable témoignage, au contraire, d’une pulsion de vie débordante. En ce sens, la profanation de la tombe de DJ Arafat symbolise, par excellence, l’inhumation de ce sursaut d’espérance que des jeunes Chinois, incrédules, ont cherché à conjurer.

Ainsi, pour les catégories sociales urbaines condamnées d’avance par les autorités, d’une certaine manière et indépendamment des valeurs que met en scène le coupé-décalé, la réussite du chanteur populaire est un modèle à suivre. Si la mort de DJ Arafat a ébranlé tout un continent et ses diasporas – et spécialement ces jeunes de la rue qui crient leur détresse en silence dans toutes les grandes capitales du continent – c’est exactement parce que la figure du chanteur est témoin de la puissance d’agir qui est niée aux gens ordinaires, une revanche à la désespérance, l’antithèse d’une « jeunesse enfermée dans cette gigantesque prison qu’est le continent » (Mbembe, 2019)[4]. « Mais petit guerrier, un seul jour pour toi va sortir, alors ne baissez jamais les bras, Griga! Bats-toi pour avancer. La seule chose que je peux dire à tous mes fans, laissez les gens parler, laissez les gens dire tout ce qu’ils veulent » (Je gagne temps).

(IV…)

Notes

[1] On peut facilement établir des parallèles avec, par exemple, les vedettes de la scène musicale de la RDC : Papa Wemba en son époque, Kofi Olomide, Fally Ipupa…

[2] Sur plusieurs centaines de figurants, on dénombre seulement quatre femmes : une enfant, une « Maman » et deux jeunes femmes au physique androgyne.

[3] « Sape » est l’acronyme pour Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes.

[4] Après une tournée en 2005, DJ Arafat est demeuré illégalement en France pendant plus de deux ans avant d’être détenu en centre de rétention administrative puis rapatrié en Côte-d’Ivoire. Si la mobilité hors d’Afrique demeure un symbole de sa réussite[4], grand exportateur d’un son typiquement ivoirien, Arafat fait le choix de rester chez lui.

 

Références :

Ayimpam, S., & Tsambu, L. (2015). De la fripe à la sape. Migrations congolaises et modes vestimentaires. Hommes et migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, (1310), 117‑125.

Biographie de Dj Arafat. (2017). In McChaîne.

Carlès J. et Caïozzi, D. (2014). Coupé-décalé/ Robyn Orlin et James Carlès ; projet en deux actes. In Numéridanse.tv.

DJ Arafat avant sa mort : « pourquoi j’ai décidé d’arrêter l’école ». (2019, août 14). Yeclo.

Kabango, C. (2019, août 27). Dj Arafat : spectacle macabre de l’Afrique ou héroïsation de la décadence.

K. (2018). Y en a  marre ! Philosophie et espoir social en Afrique. Paris: Karthala.

Mbembe, A. (2019, septembre 3). Achille Mbembe : « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection au troisième jour ». Yeclo.

Tailly, A. (2019, septembre 3). Alain Tailly répond à Achille Mbembe sur la profanation de Dj Arafat. Yeclo.

Yao, S. K. (2017). Nouchis, Ziguéhis et microbes d’Abidjan : déclassement et distinction sociale par la violence de rue en Côte d’Ivoire. Politique africaine, (148), 89‑107.

 

no 10/ Répertoire du financement pour étudiant.e.s africain.e.s (évolutif )

financement

Le 21 avril dernier, le Ministère de l’Enseignement Supérieur de la France émettait un communiqué officialisant une explosion des frais de scolarité pour les futurs étudiants étrangers qui s’inscriront à partir de cette date dans un programme d’études d’une institution de l’Hexagone. Autrement dit, ils devront désormais payer pas moins de 2 770 euros en licence et 3 770 euros en master, soit plus de dix fois le montant exigés de leurs compagnons de classe européens !

Sur le continent africain, il existe des situations où un manque de confiance systémique en ses propres ressources déclasse symboliquement les diplômés locaux, même si leur formation est tout à fait comparable, voire parfois plus rigoureuse ou mieux adaptée que leur équivalent obtenu dans une université du Nord. Je le dis d’emblée : dans un monde réellement décolonisé, les étudiants africains ne devraient pas avoir à payer le prix de l’exil (ou devraient, plus exactement, pouvoir en décider) afin de se prémunir d’un diplôme qui en vaille le nom, ou qui soit reconnu comme tel.

Comme toujours, l’argent est le nerf de la guerre et il faut parfois regarder au loin pour trouver les moyens de soutenir à moyen terme une formation de quelques années. En attendant d’explorer les avenues existant dans les quelques universités du continent qui encouragent la mobilité et l’accueil d’étudiants étrangers par des mesures attractives, j’ai sondé mon entourage afin de pouvoir répondre rapidement à la question, qui m’a été posée souvent, des avenues de financement pour les étudiant.e.s de philosophie et sociologie de cycles supérieurs. Que cela soit dit également, les concours de financement pour étudiants internationaux sont extrêmement compétitifs : il ne faut donc pas s’enthousiasmer trop rapidement, et s’armer de foi et de patience.

Pour les francophones, l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) offre, sur concours, des allocations permettant de compléter une partie de leurs études de maîtrise, de doctorat ou un stage professionnel dans une tierce institution. Il faut consulter les directions régionales de l’AUF auxquelles est rattachée votre institution d’origine pour connaître les dates de tombée des appels à candidatures. On peut aussi ouvrir un compte sur le site de l’AUF et compléter les formulaires des concours qui nous intéressent sur cette page.

Sur le site du CODESRIA, on peut trouver d’intéressants appels destinés à des doctorants, postdoctorants, jeunes chercheurs ou chercheurs confirmés dans le domaine des études africaines.  Les offres, cependant, requièrent le plus souvent une excellente maîtrise de l’anglais.

Pour étudier en Grande-Bretagne, il faut généralement passer un examen de langue permettant de confirmer le bon niveau d’anglais.  Plusieurs universités offriraient des bourses (parfois symboliques, vu le coût de la vie) pour les étudiants africains. L’université d’Essex, par exemple, tient un répertoire des opportunités en fonction des pays d’origine (pour l’Afrique : Égypte, Maroc, Ghana, Kenya, Nigeria, Libye).

En Belgique, l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur offre des bourses de master (master de spécialisation d’un an) et de stage de perfectionnement (entre 4 et 6 mois) au sein d’un établissement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’Université de Liège s’est également dotée d’une structure visant à encourager les relations de coopération au développement avec les pays dits « en développement », le Pacodel.

Le Ministère de l’Éducation et Enseignement supérieur du Québec accorde une exemption des droits de scolarité supplémentaires aux étudiants universitaires issus de différents pays avec lequel il a signé une entente. Cela signifie que, malgré leur statut d’étudiants étrangers, ils devront débourser les mêmes frais d’inscription que les étudiants québécois.

Il existe également un programme de bourses d’excellence pour les élèves et étudiants internationaux qui permet d’obtenir un soutien financier pendant les études (jusqu’à concurrence de 3 ans pour les études doctorales), une exemption des droits de scolarité supplémentaires (lorsque le pays de nationalité de l’étudiant ne figure pas dans la liste tout juste mentionnée) ainsi qu’une couverture médicale de la Régie d’Assurance Maladie du Québec.

L’Université Laval (dans la ville de Québec) offre des bourses de leadership et développement durable pour soutenir les étudiantes et étudiants qui ont réalisé des projets exceptionnels dans les domaine artistique, entrepreneurial, environnemental, scientifique, social/humanitaire ou sportif. Les étudiants doivent avoir déjà déposé une demande d’admission dans un programme de baccalauréat, de maîtrise ou de doctorat pour être considérés pour cette bourse.

Enfin, je vous invite à visiter mon blogue régulièrement : dans la section « agenda » (en bas à gauche de toutes les pages), vous trouverez un calendrier d’activités (colloques, conférences, écoles d’été, etc.) et d’appels à propositions, mais également les dates d’échéance pour déposer vos candidatures pour divers financements (postdoctorat, résidence d’écriture, bourse dans un domaine précis, etc.)

N’hésitez pas à me contacter pour enrichir ce répertoire.

no 9/ « faire que le possible marche en avant du réel»

     – Kasereka Kavwahirehi, Y en a marre ! Philosophie et espoir social en Afrique (Karthala, 2018)

Ces mois de mai et juin 2019, j’ai été amenée à voyager à Kigali au Rwanda et à Kinshasa en République Démocratique du Congo. J’y ai passé plus d’un mois pour y honorer différents engagements académiques et explorer les possibilités de collaborer avec différentes universités. 

J’ai répondu à Kigali à l’invitation à participer à un comité d’experts sur l’Histoire générale de l’Afrique où nous étions une douzaine de chercheur.e.s africain.e.s et internationaux invités à réfléchir aux prérequis à l’élaboration d’un glossaire décolonial à usage pédagogique. À l’occasion, nous avons chacun été amené à présenter un cours texte contributoire à la réflexion.  J’ai pour ma part présenté un résumé de l’article que je venais de publier dans le dernier numéro de la revue Présence africaine (2018/1, 197), « Ujuzii! Décoloniser les humanités », dirigé par Martial Ze Belinga. Il s’agit du texte « Philosophie africaine et décolonisation des humanités : une exigence radicale » dont on peut trouver ici la version pré-publication : ABADIE_Décoloniser les humanités

À Kinshasa, j’ai d’abord donné une séance d’enseignement à l’Université Catholique du Congo dans le cadre d’un cours élaboré en collaboration avec le département des sciences religieuses de l’Université de Montréal : j’y ai dispensé un cours d’introduction sur la pensée d’Achille Mbembe et la critique postcoloniale en abordant 1) les caractéristiques de la critique postcoloniale ; 2) le diagnostic critique du discours occidental et des impensés de la race ; 3) la proposition prospective de l’afropolitanisme. Le texte de ma présentation : PRÉS cours sur Mbembe.

À l’invitation du Père Emmanuel Bueya des Facultés de Philosophie de l’Université Loyola du Congo, je suis aussi intervenue aux côtés du professeur Ngoma Binda sur le thème « La philosophie africaine : pourquoi faire? » au Centre culturel Boboto. J’y ai fait une intervention qui, en suivant l’axe de la décolonisation épistémique, explorait les effets concrets de la colonialité sur les discours philosophiques et scientifiques ayant pour objet l’Afrique et l’africanité, mais également les pratiques du pouvoir en postcolonie ou les prémisses théoriques de l’économie du développement.  CONF_Philosophie africaine contemporaine notre temps.

Enfin, mon séjour s’est conclu par une participation au Colloque international sur l’héritage décolonial de la théologie de Jean-Marc Ela, organisé par Denise Couture et Ignace Ndongala de l’Université de Montréal. J’ai choisi d’y présenter l’héritage qu’a exercé la pensée d’Ela sur celle du philosophe congolais (par ailleurs professeur au département de français à l’Université d’Ottawa) Kasereka Kavwahirehi avec une allocution intitulée : « Kasereka Kavwahirehi : une herméneutique du monde d’en bas ».  J’y ai présenté son dernier ouvrage Y en a marre! Philosophie et espoir social en Afrique (Karthala, 2018) en suivant trois axes : 1) l’herméneutique du monde d’en-bas d’Ela et Kavwahirehi ; 2) une méthodologie inspirée de la théorie critique ; 3) les signes d’un monde qui vient.  CONF Colloque Jean Marc Ela_Kasereka Y’en a marre

Lors de mes interventions devant des étudiant.e.s, j’ai eu le coup de coeur pour la vivacité d’esprit des jeunes auditeurs et pour leur soif immense d’espérance. L’avenir du monde appartient aux jeunesses africaines…

no 8/ Guide de survie de la recherche sans accès institutionnel (partie 2/2)

On l’aura compris à ce stade (la première partie de ce billet est ici), l’argent est bien entendu le nerf de la guerre dans l’université mondialisée, en particulier celui investi dans la recherche. Lorsqu’on est membre (étudiant.e.s, professeur.e.s, employé.e.s, etc.) d’une université prestigieuse, on a accès à une série d’outils dont les frais ont été défrayés par l’institution, dont des moteurs de recherche performants, des bases de données presque exhaustives, des formations à la recherche, des prêts entre bibliothèques, etc. grâce auxquels on peut accéder presque instantanément aux articles convoités.

Il m’arrive souvent de recevoir des messages d’étudiant.e.s inscrit.e.s dans des universités en difficulté me demandant de la littérature pour leur sujet de recherche en philosophie africaine. Si je peux certes en partager, il m’a semblé au bout d’un moment que la meilleure manière d’accompagner ces étudiant.e.s de cycle supérieur était non pas de les fournir en documentation mais de les aider à devenir des chercheur.e.s : or on ne devient chercheur.e qu’en cherchant…

Il existe des moteurs de recherche beaucoup plus efficaces que ceux que je présente ici, mais lorsqu’il n’y a pas d’autres alternatives, on peut très bien documenter une recherche rigoureuse en usant de différentes stratégies, sans y laisser sa chemise. Même sans forfait institutionnel, on peut, avec un peu de doigté, trouver des textes scientifiques sérieux, récents, publiés dans leur intégralité et tout à fait pertinents à sa problématique. Quoique je ne les emploie pas toutes dans les mêmes proportions et qu’elles ne parviennent pas toujours à honorer leurs promesses, je partage ici quelques unes de mes stratégies pour mieux naviguer dans la littérature scientifique accessible sur le web. Dois-je le dire, il est évident qu’elles ne sauraient se substituer à l’adoption de politiques institutionnelles en la matière.

S’inspirer pour affiner sa problématique

Pour commencer, écartons une avenue : non, le recours à l’encyclopédie Wikipedia (beaucoup trop généraliste en philosophie) ou au moteur de recherche Google sans autre forme de raffinage ne permet pas de trier le bon grain de l’ivraie sur le plan scientifique. Pour ma part, s’il m’arrive certainement de consulter Wikipedia, je me garde de penser qu’il s’agit là de plus qu’une étape préliminaire. Je la conçois comme une façon de trouver l’inspiration, à la manière de cette bonne vieille méthode consistant à feuilleter les entrées de votre dictionnaire Robert, ce qui me permet d’identifier une ou deux clés d’orientation avant d’entreprendre véritablement la recherche qui me permettra de cerner ma problématique. Mieux vaut commencer par la lecture attentive d’un seul article scientifique de bonne facture en y identifiant des ressources utiles dans la bibliographie et d’en remonter le fil, que d’espérer trouver de la documentation pertinente, les yeux bandés, sur le web…

Lorsque j’ai besoin d’orientation ou d’inspiration sur un thème précis qui m’est moins familier, je rend plutôt visite au site de la Standford Encyclopedia of Philosophy sur laquelle on retrouve d’excellentes entrées généralistes accompagnées d’une liste de références bibliographiques utiles. Il faut néanmoins lui reprocher de ne couvrir que très peu les champs hors de l’orthodoxie anglo-saxonne. En philosophie africaine, on peut aussi consulter l’entrée « History of African Philosophy » de l’Internet Encyclopedia of Philosophy, quoique le panorama dressé me semble assez peu représentatif : les références, cependant, sont intéressantes.

La bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales sur laquelle on peut trouver beaucoup d’ouvrages ou d’extraits de grands classiques, notamment en méthodologie des sciences sociales (Bourdieu, Lévy Strauss, Weber, Foucault, etc.). On y retrouve également une catégorie générale « Sciences du développement » et des rubriques (sous la catégorie générale « Les contemporains »  qui pourraient être ou devenir (certaines sont encore vides) utiles, telles que « études haïtiennes », « camerounaises » ou « ivoiriennes ».

Chercher un document ou un auteur précis

Pourvu qu’on procède avec discernement, le moteur de recherche Google peut s’avérer très utile, ce de plusieurs manières. On peut y taper l’ISBN d’un livre ou le DOI d’un article et espérer l’y trouver. Si on ne les connaît pas, on les trouvera sur WorldCat (voir plus loin). On peut aussi taper dans Google les mots-clés du titre de l’article, du livre ou le nom de l’auteur que l’on recherche suivi de « pdf ». Cette stratégie d’une simplicité désarmante donne souvent de très bons résultats. Soyez néanmoins extrêmement vigilants à ne pas donner d’informations personnelles à une plate-forme tierce qui vous promet le document en échange de données sur votre identité. En cas de doute, abstenez-vous (pour ma part, le doute est permanent). On peut aussi faire exactement la même requête dans un autre moteur de recherche (Chrome, Ecosia, Ask.com, Bing, etc.) pour des résultats parfois surprenants.

Plus pointu, Google a également développé son propre moteur de recherche pour chercheur.e.s, Google Scholar (.com ou .fr), assez décevant néanmoins en ce qui a trait à la recherche sur l’Afrique qui est généralement mal indexée. L’extension .com archive un plus grand nombre de publications (dont surtout celles en anglais) mais il arrive qu’on puisse trouver des références différentes sur scholar.google.fr, lorsque, bien entendu, les écrits sont rédigés en français. B.a-ba d’une recherche efficace : il faut lancer une recherche à partir de mots-clés (sans les articles ou pronoms) (ex.: « racisme Afrique » au lieu de « l’histoire du racisme en Afrique coloniale »), d’autant que le moteur de recherche de Google Scholar n’est pas très performant. Inutile ici d’espérer trouver mieux avec la fonction « recherche avancée ».

Je l’écrivais dans la première partie de cette série de deux articles, Academia et Researchgate ne sont pas à proprement parler des ressources en accès libre puisqu’ils exigent une inscription de votre part (i.e. que vous leur fournissiez des informations sur vous) pour vous donner accès aux ressources qu’y archivent leurs auteurs. Dans l’état, il est néanmoins difficile de faire l’impasse sur une présence sur ces plateformes où convergent un nombre important de membres de la communauté scientifique. Vous pouvez y chercher par mots-clés ou par domaines d’intérêts dans leurs moteurs de recherche et accéder à l’intégralité de la plupart des travaux que ces sites hébergent.

Dans le même genre mais explicitement engagée en faveur du libre accès, Humanities Commons est une plateforme de discussion et de partage de la recherche et d’outils pédagogiques. Malheureusement, on y trouve assez peu (voire pas) de ressources sur la philosophie en Afrique et celles que l’on trouve ne sont qu’en anglais. Le Directory of Open Access Journals semble donner de bons résultats, surtout pour les études islamiques et la théologie chrétienne. Le répertoire équivalent de livres en accès libre, le Directory of Open Access Book, existe mais ne semble pas donner beaucoup de résultats d’intérêt pour développer une pensée critique sur l’Afrique.

Mes préférés

Utilisé seul sur sa plate-forme ou avec Google Scholar, Kopernio est un outil que j’aime beaucoup et que j’espère voir s’enrichir à l’avenir. Il s’agit d’un module que vous installez sur Firefox, qui vous accompagne dans vos recherches et vous déniche les versions gratuites d’articles verrouillés, en les débusquant grâce à leurs systèmes d’analyse de données, sur des sites d’éditeurs, des sites personnels, dans des dépôts institutionnels, sur des serveurs d’archives pré-publications, etc. (Bon à savoir, il est possible que l’ajout d’un module à votre serveur ralentisse votre accès à la bande passante, ce qui peut s’avérer handicapant dans les environnements où la connexion internet est mauvaise ou erratique.

Autre outil que j’affectionne beaucoup parce qu’il donne de bons résultats en philosophie africaine, le moteur de recherche FreeFullpdf vous dénichera également des articles, des thèses, des livres, en format .pdf en accès libre, en anglais et également en français. Figurait, par exemple, dans la première page de résultats d’une recherche avec le mot « ethnophilosophie » l’intégralité de l’ouvrage (594 pages) dirigé par l’estimé Kwasi Wiredu A Companion to African Philosophy (que j’ai dans ma bibliothèque et dont je peux vous confirmer qu’il est loin d’être abordable).

Même principe pour l’OpenEdition Search qui, avec une recherche sur « Mudimbe » vous renvoie à une série impressionnante de 30 pages de résultats comportant des chapitres de livres, d’articles, d’appels à propositions, etc. de hautes factures scientifiques et que vous pouvez tous télécharger librement.

Il faut également rendre justice à ces revues d’une très grande qualité scientifique. La première est spécialisée en philosophie africaine : Quest. an African Journal of Philosophy, et rend accessible une part importante de son catalogue. Polylog se présente quant à elle comme un forum de philosophie interculturelle et héberge plusieurs numéros de philosophie africaine, ou pertinents pour penser les enjeux qui s’imposent à l’Afrique. La revue Feminist Africa est d’une grande richesse pour les études féministes et de genre en contexte africain. Enfin, on ne peut pas conclure sans évoquer le catalogue virtuel du CODESRIA qui rend disponible en intégralité certains textes, voire parfois, certains livres : ainsi, en cherchant « Bachir Diagne », on peut trouver la version intégrale de L’encre des savants dans sa traduction anglaise. Malgré que le CODESRIA soit une réserve incroyable de savoirs d’utilité panafricaine, on doit regretter malheureusement que le site soit peu intuitif et le moteur de recherche, pas très performant.

En dernier recours…

Lorsqu’on ne trouve pas ce que l’on cherche, on peut découvrir en chemin d’autres articles traitant de notre sujet d’une manière similaire à notre requête initiale ; des textes différents du même auteur ; ou parfois, seulement une section du texte recherché. Parfois, lorsqu’elle est faite de manière sérieuse, une recension peut quelquefois se montrer tout à fait satisfaisante pour les besoins qu’on avait de consulter l’ouvrage (et même, avoir digéré pour nous une partie du travail!).

Finalement, il existera toujours cette stratégie (à utiliser avec parcimonie si c’est avec votre directeur ou directrice de thèse) consistant à invoquer auprès d’un.e chercheur.e membre d’une institution l’amitié scientifique… Pour lui rendre la vie facile, vous pouvez faire par exemple une recherche sur le texte convoité dans WordCat. Ce catalogue mondial de toutes les publications indexées par les bibliothécaires universitaires vous permet de trouver les DOI (identifiants numériques) et les ISBN (identifiant international des livres) et de retracer facilement l’emplacement physique d’un ouvrage dont vous auriez besoin. Vous pouvez ainsi savoir si votre texte se trouve à la bibliothèque de l’Université où votre cousine fait son séjour de recherche, ou à laquelle travaille votre collègue…

Bonne recherche !